5 mai 2014

Les jours qui filent

Ces moments où tu te vois obligée de décider la fin d'amitiés très importantes et complices parce que l'autre a des idées et/ou un comportement de connard. Certes, cette amitié que tu croyais géniale était finalement limitée. Certes, il s'avère qu'il est un salopard. Certes, t'as pas envie d'avoir une amitié avec quelqu'un comme ça. Certes, tu devrais pas regretter.
Alors non, tu ne le regrettes pas en tant que personne — ou peut-être un peu parce que tu te souviens de ses bons côtés, mais tu le regrettes surtout parce ça a été, un court moment, avant que vous vous connaissiez mieux (trop), ton seul véritable ami, un ami de tous les jours, un ami à qui parler quand tu avais besoin et qui pouvait tout te dire aussi et avec qui tu pouvais déconner, cela pendant quelques mois. C'est ça, que tu as perdu. Un repère.

Tu ne sais pas lier des amitiés IRL. Celle-ci avait commencé sur Internet, plus facile. Mais du coup, les gens habitent loin, difficile de les voir. 
Ceux de ta ville, ce sont ceux du lycée. Au lycée tu n'es l'ennemie de personne, les gens qui ne te reviennent pas, tu ne leur parles pas, les autres tu les ignores sans animosité, par habitude, parce que pas les mêmes intérêts, et il y a des gens avec qui tu discutes volontiers, avec qui tu t'entends très bien. Mais tu ne sais pas toujours comment eux te considèrent. Tu les vois déjà dans la semaine, tu les sollicites de temps en temps pour une conversation ou un déjeuner, et tu n'oses pas faire plus, leur demander de faire un truc ensemble le week-end par exemple. Parce qu'ils ont plein d'autres amis, pleins d'autres relations, des amoureux-ses, des vies sociales. Tu n'es pas assez proche d'eux pour savoir s'ils t'apprécient spécialement. Et puis tu aurais l'air de la fille qui a pas d'amis et qui va faire chier les autres en quémandant un peu d'attention.

Et puis en ce moment tu as des problèmes desquels tu as envie de parler, alors tu en parles, les autres sont cools et t'écoutent, mais tu ne veux pas parler que de ça non plus, tu veux entendre ce qu'eux font de leur vie, et tu veux que les gens se sentent pas dans une relation à sens unique. Mais tu as peur qu'ils se disent que c'est le cas, justement, qu'ils se disent que tu vas parler que de toi, vu la période que tu traverses. Tu as peur qu'ils t'évitent à cause de ça. Tu ne sais pas jusqu'où tu peux leur demander d'être avec toi pour parler de tout et de rien, pour faire un truc, même pour réviser ensemble, tu ne sais pas jusqu'où tu peux aller sans que ça soit pris pour de l'incruste pénible dans un cercle d'amis déjà constitué.
Tes potes de lycée ne sont pas de ceux à qui tu peux envoyer un message aléatoirement pour délirer et avoir une conversation débile dessus, ou à qui tu peux dire "j'ai besoin de câlins" sans avoir peur de les faire chier.

Au lycée, si tu veux être pleinement intégré à un groupe, il faut aller dans les soirées. C'est pas ton truc. Du moins, pas celles-là. Pas celles avec des gens défoncés, avec trop d'alcool, avec des mecs qui vont t'éviter quand il s'agira de danser parce que t'es la loseuse moche, et surtout, une soirée comme les leurs, c'est celle avec des tas de groupes, ou un grand groupe, déjà constitués. Alors arriver là-dedans… Tu voudrais des soirées avec du monde mais pas trop, de l'alcool mais pas trop, de la drague mais pas trop, de la danse et de la musique mais pas trop fort. Tu es une rabat-joie. Une introvertie, quoi. La fille qui en primaire, invitée aux anniversaires des copines, allait lire des bouquins et parler avec les parents du camarade de classe, et que les gens devaient tirer par la manche pour qu'elle vienne danser. Même si c'est plus à ce point maintenant, il reste quand même des tas de réflexes. Que tu ne veux pas complètement abandonner, parce que tu ne veux pas te sentir obligée d'être une autre pour pouvoir plaire aux gens.

Tu as deux très bonnes amies dans ton quartier, mais elles bossent comme des dingues (ce que tu devrais être en train de faire toi aussi, mais impossible de te motiver ni de te concentrer), toi tu les trouves géniales et ça te gênerait pas de discuter/passer du temps avec elles tous les jours, parce que tu es comme ça, tu t'attaches à peu de gens mais quand tu t'attaches tu es entière dans tes relations, et tu crois pouvoir dire qu'elles t'apprécient aussi, probablement plus sérieusement que tous les autres, mais tu ne veux pas les envahir, pas les gêner. 

Tu n'arrives pas à être assez active dans le collectif militant où tu t'es plus ou moins engagée, parce que tu as l'impression que tu n'es pas douée là-dedans, tu n'oses pas te lancer, dans rien. Alors ça te renvoie l'image d'une fille nulle, incapable de faire, de prendre les choses en main, pas responsable, qui ne prend pas d'initiatives, qui ne contribue en rien au monde, qui n'est utile à personne, voire qui fait partie des boulets du collectif.

A chaque fois, dans les moments de séparation définitive avec quelqu'un qui as compté pour toi, tu te rends compte d'à quel point sans cette personne, tu es seule. Tu es ramenée à ta solitude d'avant l'amitié/l'amour que tu viens de quitter, la solitude de sans personne, la solitude où tout autour de toi semble vide, la solitude qui fait pleurer la nuit et avoir du gris partout dans la tête le jour.
Tu passes tes journées à n'avoir le courage ni l'envie de rien faire, pas d'idées, la flemme, à avoir mal à la tête à force de rester clouée devant ton écran, sans savoir écrire, sans envie de t'impliquer. Tu ne fais que rêver à tout ça, mais tu ne fais rien pour que ça arrive. Tu laisses le temps filer. Tu fais ton boulot à la vitesse d'un escargot, le strict minimum, un peu moins que ce qui serait nécessaire pour la préparation du bac, alors tu t'inquiètes mais t'arrives pas à sortir de cette léthargie. Même la musique, à part parfois quelques sursauts, tu joues un quart d'heure puis reposes ton instrument, incapable de te concentrer. Évidemment, ça n'arrange rien à l'image de fille inutile que tu as de toi-même. Tu te couches bien trop tard, attendant le moment où tu n'en peux vraiment plus, pour repousser le plus possible le moment de t'allonger et d'être de nouveau prise, plus encore que durant la journée, dans ce tourbillon de pensées et d'angoisses.

Même les gens sur Twitter, y'en a des super cools, de qui t'aimerais faire la connaissance, des féministes chouettes, mais pareil, encore un cercle, toi tu es un peu entre les anars antifa qui jouent les durs et les féministes qui fightent le patriarcat avec des chatons, des gifs de séries et des longs articles sur l'empowerment des minorités, et ces deux groupes sont cools mais tu sais pas où te mettre, et puis ce sont des adultes, illes sont plus expérimenté-es, tu sais pas ce que tu pourrais leur dire, tu sais pas quoi ajouter, ce qu'elles disent est vachement bien, mais en même temps pour ce qui n'est pas militant t'as pas les mêmes références, t'es pas aussi gameuse qu'elles, t'es une fangirl de rien du tout et t'as pas envie de te mettre à Game of Thrones, tu piges pas assez bien les concepts, tu as 17 ans, elles en ont entre 20 et 30, elles ont des "conversations d'adultes", même si elles parlent de jeux et de trucs débiles, elles le font d'une manière qui est propre à leur génération, et toi tu as envie d'entrer là-dedans mais tu n'oses pas, tu n'arrives pas, parce que, qui es-tu après tout ? Tu as peur qu'elles te trouvent conne, qu'elles te voient à nouveau comme la fille sans amis qui vient squatter juste pour s'inventer une vie sociale.

Tu as une famille qui t'aime, des adultes qui t'apprécient et réciproquement, ils sont affectueux, mais ce sont des adultes. Tu voudrais être normale. Pas entre les deux catégories d'âge comme maintenant. Ou alors être sûre d'être acceptée aussi bien par un des groupes que par l'autre. 

Partout dans ce billet, la peur du regard des autres. Elle est là partout, tout le temps, tu as même peur de l'image que va garder de toi ton ancien ami, alors que tu ne le verras probablement plus jamais. Tu devrais tellement t'en foutre, Kim. Arrête avec ça. Sois toi et emmerde les gens qui te font chier, emmerde le qu'en-dira-t-on, si ça se trouve ça aiderait à ce que les gens aient envie d'aller vers toi, ça aiderait à ce qu'ils voient qui tu es, justement, et à ce qu'ils t'apprécient pour ça. Mais comme à chaque fois, la même question revient. "Je ne peux pas me permettre de me foutre du regard des autres parce que je n'ai pas d'amis", te dis-tu. D'abord t'entourer, ensuite ce sera plus facile, parce que tu sauras que de toute façon, des gens t'apprécient comme ça. Tu ne sais pas si c'est la bonne stratégie à adopter.

Tu as besoin des gens, des autres, tu as besoin de te sentir appréciée, tu as besoin de sentir que tu peux apporter aux gens, ne serait-ce que par des petites choses. Et puis tu n'as pas d'amoureux-se, qui pourrait être là et te rassurer à tout moment, avec qui tu te sentirais bien, et dont tu saurais qu'il/elle te trouve bien comme tu es. Tu te réveilles le matin avec l'envie d'un autre corps contre le tien, de câlins, de quelqu'un à qui dire bonjour mal réveillée et de qui caresser les cheveux et quelqu'un à embrasser, quelqu'un pour qui t'inquiéter et dont tu saches qu'il/elle se préoccupe de toi, et tu te sens ridicule et puérile à ne penser qu'à ça, rêves d'adolescente. Merde, en quoi c'est mal ? Tu sais que c'est commun et plutôt beau, de chercher l'amour, mais on ressort tellement ça comme un cliché, on vide ça de sa substance, et c'est très triste, mais tu ne peux pas t'empêcher de te conformer malgré toi à l'idée que c'est nul.

Tu ne penses qu'à te recroqueviller pour toujours sous un duvet, hiberner, et, soit oublier la solitude, vider ta tête complètement, oublier que ça fait mal, soit le faire avec quelqu'un de chouette.
Tu aimes être seule, mais pas solitaire. Savoir que c'est ta situation par défaut, savoir que ce n'est pas un choix, te sentir trop peureuse, trop peu confiante, pas attirante, c'est tout ça qui pèse et qui t'empêche d'avancer et de te sentir heureuse, ou au moins joyeuse, de te sentir bien. Tu veux te battre mais tu as l'impression de ne plus avoir la force.
Oh, certes, c'est une période qui va passer, et puis tu as des sursauts d'énergie, mais elle va aussi probablement revenir. A la prochaine décision relationnelle de ce genre, à la prochaine période creuse, des vacances sans rien faire, une opportunité pas saisie, du temps libre que tu aurais aimé passer avec quelqu'un et que tu vivras seule, et le sentiment reviendra. Tu ne penses pas que ce soit de la dépression, même si ce sentiment peut l'appeler. Tu ne te détestes pas fondamentalement, tu te sens nulle sur une chose mais tu sais que tu as une valeur humaine. Tu ne veux pas te faire du mal. Tu n'en n'es pas au stade où tu te dis que tu pourrais mourir, personne n'y ferait gaffe. Non. Juste la solitude, le sentiment de solitude et la peur du regard des autres, qui tord le ventre et la tête sur des périodes de quelques mois, pénibles.

Tu te dis que c'est bizarre d'écrire ça là sur ce blog plutôt politique sur lequel ça fait un an que t'as rien posté, pourquoi le publier, pourquoi dire au monde, c'est sans doute inutile, mais non, puisque ça te soulage. Tu sais qu'il y a des tas d'autres problèmes, tu te dis que c'est peut-être égoïste, superficiel, mais non, puisque c'est ce qui te ronge toi là maintenant très profond et qui t'empêche d'être. Tu te dis que ça fait peut-être complètement ado mal dans sa peau qui écrit des trucs dépressifs dont tout le monde se fout sur son blog. Que ça fait celle qui recherche l'attention, qui se complaît dans sa situation, alors qu'en fait, ce texte, tu l'écris surtout pour toi, pour mettre au clair tout ce que tu as dans la tête.
Tant pis. L'essentiel est que tu puisses aller dormir un peu plus tranquille pour le moment, demain, école.