19 décembre 2014

Extrait d'interview d'une afroféministe sur la tournure néolibérale que prend le féminisme actuel

Je traduis ici un extrait de cette interview de la chercheuse Imani Perry sur The Feminist Wire. Elle y critique les influences néolibérales du féminisme intersectionnel actuel, qui a perdu l'attachement à la notion de classe des premières afroféministes. 
Cela rejoint beaucoup mes questionnements du moment à propos du féminisme auquel je suis confrontée sur les réseaux sociaux, et je pense que c'est une réflexion qu'il est essentiel d'avoir, pour ne pas perdre de vue le changement social radical qu'a au départ prôné le féminisme intersectionnel, au contraire d'une amélioration uniquement individuelle qui se résumerait à une égalité au sein du capitalisme (égalité qui ne serait donc jamais réellement possible).

NB : j'ai choisi de traduire "Black feminism" par afroféminisme, mais peut-être qu'il faudrait dire féminisme Noir. Si jamais quelqu'un-e passe par là et veut un changement, faites signe.


DM: You recently offered a compelling critique via social media in which you noted: “Black feminism used to be inherently radical, critical of classism, sexism, racism, heterosexism, and structures of domination, exploitation and imperialism everywhere. But now we have our own versions of NOW feminism, derivative 2nd wave feminism, and tone-deaf elitist middle class feminism.” Can you say more about these contemporary Black feminisms that you’ve named and why it might be important to remember the political and intellectual frameworks out of which Black feminisms emerged?
IP: Neoliberalism has infected every area of thought, even those we think of as inherently progressive. Feminism that is about “choice” (read consumption) rather than an analysis of power, and comes through the mechanisms, and reflects the priorities, of large corporations has very limited potential to actually say much of anything about the deep structure of inequality. I think it is important to remember early Black feminisms because those women had a deep analysis of inequality, one that began with, but extended far beyond their existences as Black women to address all forms of oppression at home and abroad. Those feminists did not celebrate the powerful, but rather advocated for the least of these. And their intellectual work was never simply about the fact of someone being born in a Brown skinned xx body, but rather about the interpretive power of beginning one’s thought from the experience of being Black and a girl or woman. I am worried when I read the title “Black feminism” applied to championing women like Susan Rice. I think a traditional and sophisticated Black feminist analysis does understand that she was targeted as a function of her race and gender; and yet, it also takes a critical posture towards her ideology which lies contrary to global principles of justice. Black feminist thought is not simply an interest group advocating for powerful Black women, it is about seeing the world with a vision of liberation. At least it should be.

Darnell L. Moore : Vous avez récemment proposé, sur les réseaux sociaux, une critique particulièrement convaincante dans laquelle vous écrivez : « L'afroféminisme a été, de manière inhérente, radical, critique envers le classisme, le sexisme, le racisme, l'hétérosexisme, et les structures de domination, d'exploitation et d'impérialisme partout dans le monde. Mais aujourd'hui, nous avons nos propres versions d'un féminisme qui serait plus "actuel", un ersatz peu original de la seconde vague du féminisme, un féminisme mis en sourdine, élitiste et accaparé par la classe moyenne. » Pouvez-vous nous en dire plus à propos de ces afroféminismes contemporains et de pourquoi il serait important de se rappeler des cadres politiques et intellectuels desquels a émergé le féminisme Noir ? 

Imani Perry : Le néolibéralisme a infecté tous les domaines de réflexion, même ceux que l'on pourrait penser en eux-mêmes progressistes. Le féminisme qui ce concentre sur le « choix » (la consommation, en réalité) plutôt que sur une analyse du pouvoir, et s'insère dans les mécanismes des grandes entreprises en en reflétant les priorités, a un potentiel très limité pour dire quoi que ce soit à propos de la structure profonde de l'inégalité. Je pense qu'il est important de se souvenir des premières afroféministes, parce que ces femmes avaient une analyse profonde de l'inégalité, une analyse qui se basait sur leurs expériences de femmes Noires mais qui s'étendait bien au-delà, interpellant toutes les formes d'oppression, dans le domaine privé et plus loin. Ces féministes ne louaient pas les puissant-e-s, mais se voulaient plutôt les défenseures des moins avantagé-es. Et leurs travaux intellectuels ne parlaient jamais simplement du fait d'être née avec une peau noire et deux chromosomes X, mais du pouvoir d'interprétation que pouvait donner le fait de baser sa pensée sur l'expérience d'être Noire et une fille ou une femme. Apprendre que l'expression "afroféminisme" est appliquée à des femmes comme Susan Rice [afro-américaine spécialiste en politique étrangère et actuellement conseillère d'Obama à la sécurité nationale des Etats-Unis] m'inquiète. Je pense qu'une analyse afroféministe traditionnelle et complexe comprendrait que si elle en est là, c'est effectivement parce qu'on l'a ciblée en fonction de sa race et de son genre ; mais cette analyse aurait aussi un point de vue critique envers son idéologie, qui va à l'encontre de tout principe de justice. La pensée afroféministe n'est pas simplement un lobby visant à amener des femmes Noires en position de puissance, elle se présente comme une vision du monde à travers le prisme de l'émancipation. Du moins, c'est ce qu'elle devrait être. 

Source :  Black Feminist Intellectual: A Conversation with Professor Imani Perry 
interview by Darnell L. Moore