20 mars 2015

Le Printemps des poètes ou l'insurrection sous verre

C'est le Printemps des Poètes en ce moment ! C'est trop bien, la RATP participe ! Toute le monde s'y met, en plus c'est sur l'insurrection poétique, tu devrais aimer !

Non.

Le Printemps des Poètes a été créé par un ministre (le même qui a fait la Fête de la Musique, évidemment), déjà. Aberration. la poésie dans les ministères, meilleure solution pour édulcorer les mots, effacer la passion, voire valider une poésie correcte, gentille, rendue gentille. Détourner la liberté : elle ne vient plus des gens, mais émane de l'Etat. Moyen classique et efficace de la dépolitiser. On dit : "vous voyez ! l'Etat aime la liberté ! Tenez, d'ailleurs c'est lui qui vous la donne, vous la produit, vous la met en scène, vous la découpe, vous l'encadre." Alors, la poésie n'est plus protestation en elle-même, pourra éventuellement dire une petite opposition, mais comme elle sera validée par l’État, on pourra toujours sentir derrière un petit commentaire tacite du genre "oh, cette poétesse s'insurge, c'est si charmant."

La RATP s'inscrit dans la même logique. Jusqu'à la semaine dernière, on pouvait entendre dans les hauts-parleurs sur les quais du tram des extraits de poèmes.
J'ai pu avoir le plaisir d'en subir trois : un extrait de Verlaine, un d'Eluard, un de Vian. Mentionnons aussi un de Rimbaud sur les quais du métro, en affichette.
Je ne me rappelle plus des vers de Vian, mais c'était quelque chose d'assez champêtre il me semble. Vian qui faisait l'éloge des pirates, écrivait "Le prix d'un parlementaire", écrivait dans "La Vie en Rouge" (Cantilènes en gelée)
[...]
On vit en mâchant des morceaux 
Des seins arrachés en saignant
Qu’on accroche au bord des berceaux
On a du sang sur tout le corps
Et comme on n’aime pas le voir
On fait couler celui des autres
Un jour, il n’y en aura plus
On sera libres".

et était d'un profond antimilitarisme : "Le déserteur" mais aussi "La marche arrière" .

C'est la marche des p'tits gars qui veulent pas la faire
La marche de ceux qui croient qu'on est bien mieux chez soi
Un coussin sous le derrière
Par-devant un feu de bois
Avec une belle fille qui prépare le rata
C'est la marche des assis, la bonne marche arrière
Celle des civilisés, la marche de la joie
Un soldat sans uniforme
C'est d'une bien plus jolie forme
Car ça a la gueul' d'un homme et c'est bien mieux comm' ça.

Ceux qui sont partis se battre un flingue en bandoulière
Et qui dorment quelque part sous une croix de bois
S'ils sortaient du cimetière
Chanteraient à pleine voix
Que l'on était mieux sur terre et qu'il faisait moins froid
Ils regrettent le soleil le dimanche et les filles
Et tous les plaisirs légers qu'ils ont perdus là-bas
Faut passer sa vie entière
A chanter la marche arrière
Marche de ceux qui s'arrêtent et qui ne marchent pas

D'Éluard, ils reprennent le poème entendu tellement de fois qu'on l'a vidé de son sens, "Liberté", alors qu'il a écrit des choses tellement moins scolaires, tellement plus profondes, tellement plus surréalistes, en rupture. Je connais moins Verlaine et je vais être plus méchante (parce qu'il y a une raison pour laquelle je connais moins Verlaine : j'aime pas) en disant que c'est de toute façon un poète tellement pas politique qu'il n'y a même pas besoin de l'édulcorer pour qu'il soit acceptable. Quant à Rimbaud... trouver comme seul extrait possible "On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans", c'est assez gonflé. Surtout que ce poème parle peut-être de vie insouciante, mais d'insurrection... Rien que "Ma Bohème", s'ils voulaient rester dans les clichés, aurait été plus pertinent. Il a écrit des poèmes érotiques, irrévérencieux, des poèmes sur les putains de Paris et sur la Commune, des poèmes dénonçant la guerre et décrivant la pauvreté de gamins, alors comment vous dire.
Donc la RATP choisit seulement des extraits, déjà. Et elle prend bien soin de faire en sorte que ça ne soit pas violent, pas cru, pas politique. Ils rendent les vers niais parce qu'on n'a pas le contexte du poème.
On retrouve ça par le concours qu'organise cette entreprise capitaliste qui met des amendes aux pauvres (surtout les Noirs et les Arabes) qui peuvent pas se payer une sortie à plus de 500 m de chez eux. Le fait même qu'un tel organisme organise un concours de poésie suppose que des gens vont être sélectionnés pour apparaître par extraits affichés dans les rames, et que ceux qui auront pris au mot l'intitulé du concours n'auront pas voix au chapitre. Tant d'esprit insurrectionnel me bouleverse.

La bibliothèque de ma fac participe. Nous avons donc, dans le hall, des "objets punks" (fanzines notamment) exposés sous verre, à côté de quelques bouquins (un peu plus intéressants que les choix de la RATP : Ghérasim Luca, Ginsberg, Artaud...). Le punk sous verre. Ça serait ridicule si ça n'était pas insupportable.

Voilà ce que ça donne, le Printemps des poètes. Institutionnalisation de la liberté et d'œuvres créées justement en réaction contre l'institution. Ça oui, punaise, ça me fout en colère. Et ça me désespère parce que, si l'Etat récupère la rage des gens et donc la diminue, l'étouffe, jusque dans la poésie, où y a-t-il encore de la place pour l'insurrection ?

Voilà, c'est un texte écrit un peu à l'arrache, alors si vous voulez lire plus construit sur le sujet, ce très très bon billet.