29 octobre 2016

Non, leur masculinité n'est pas "fragile"

On lit régulièrement, dans les discours féministes les plus classiques sur Internet, des apostrophes moqueuses à l'adresse d'hommes qui agressent des femmes, basées sur l'idée que ces hommes auraient une "masculinité fragile", qui serait la cause de leur violence. J'ai trouvé ça, par exemple, dans des cas où un homme, sur un site de rencontres, insultait une femme qui n'avait pas répondu à ses avances au bout de dix minutes ; mais aussi des situations où un homme avait tiré au revolver sur une femme qui n'avait pas répondu à son harcèlement de rue (ici le ton n'était plus amusé, mais l'idée était toujours là). 

Ça m'agace. D'un point de vue féministe, je trouve ça politiquement dangereux.

S'il existe une masculinité "fragile" qui conduit à agresser les femmes, c'est qu'il existe une masculinité "solide" (lol) qui aurait l'effet inverse. Une bonne masculinité, qui rendrait les hommes gentils et responsables. Je répondrais d'une part à ça que la masculinité/virilité est partout en Occident énoncée comme rattachée à des notions bien particulières : force, aptitude au combat, dureté. Des valeurs ayant un rapport étroit avec la violence, en fait.
"Mais, méchante féministe révolutionnaire misandre, n'as-tu pas pensé qu'on pourrait redéfinir la masculinité en des termes moins violents ?" C'est en gros le discours tenu généralement à mes camarades et moi sur la question. Le truc c'est que les définitions de la masculinité sont purement une construction patriarcale : elles sont énoncées et envisagées en opposition à la féminité, et cette division n'existe que pour servir une domination (sinon quel est l'intérêt de se faire chier à diviser tous les instants de la vie et tous les caractères humains en moments ou traits féminins et masculins, il faut bien qu'un groupe au moins y trouve un avantage) ? La masculinité est donc indissociable de la domination, et donc de la violence ; elle existe en elle-même comme justification des violences sur les femmes, et fait partie de ses causes (si elle n'en n'est pas la principale). S'il existe une fragilité de la masculinité, elle ne se situe certainement pas dans la violence : la violence est ce qui définit et nourrit cette masculinité, et les agressions contre les femmes ne sont non pas des effets d'une masculinité défaillante mais participent au contraire à renforcer celle-ci. J'ai le même souci avec l'expression "masculinité toxique", d'ailleurs : toxique, c'est-à-dire qui aurait un pendant "sain", c'est-à-dire moins violent, comme s'il était possible de se se débarrasser de la "toxicité" inhérente à la masculinité.

Qu'est-ce qu'un homme qui aurait une bonne masculinité ? Un homme plus doux ? Plus gentil ? Mais dans ce cas, pourquoi dire que c'est de la masculinité, pourquoi en faire une valeur spécifiquement masculine ? Pourquoi tient-on autant à séparer les tendances/attitudes/caractères de chacun (hors contexte d'analyse des rapports de domination évidemment, je parle dans le cas d'un idéal envisagé de société) ? En plus, il serait assez utile d'arrêter de réfléchir en termes de "gentils" et "méchants" : il s'agit de rapports de pouvoir, pas de traits de caractère.

Par ailleurs, on peut se demander à qui reviendrait la tâche de favoriser la Vraie Bonne Masculinité. Aux féministes, probablement, comme dans 90% des cas, or les féministes elles en ont marre parce qu'elles font le taff d'éducation des hommes H24, non seulement d'un point de vue politique mais aussi personnel dans leurs relations avec eux (il faut leur apprendre à être responsables, à savoir s'excuser décemment, à avoir de la considération pour les autres, enfin on reste dans le joyeux côté garde-chiourme qui fait partie de notre statut social, c'est super). La notion de fragilité sous-entend qu'il y a une prise en charge à faire, qu'il faut un peu les plaindre, les réparer, ces hommes "fragiles". Il faut leur redonner confiance en eux, les rassurer dans leur masculinité.

Ce qui m'amène à mon autre problème avec tout ça : la division entre bonne et mauvaise masculinité me rappelle très fortement certains discours masculinistes. L'une des principales thèses du mouvement masculiniste est qu'en réalité ce sont les femmes qui contrôlent le monde et qu'elles oppriment les hommes en... fragilisant leur masculinité (seule différence : ici on assume que cette masculinité doit être associée à la violence d'une manière ou d'une autre, et encore, pas dans tous les discours). Pour les mascus, les violences faites aux femmes sont justifiées par le fait qu'elles seraient responsables de cette détérioration de leur masculinité ; il y aurait en outre, là aussi, une bonne masculinité (on sait pas trop non plus ce que ça recouvre) et une version amoindrie de celle-ci.
Dans les cas qui nous intéressent, il ne s'agit a priori pas de culpabiliser les femmes. Cela dit,  la rhétorique d'une véritable masculinité, authentique, qui serait perdue et devrait être restaurée, est dangereuse, car elle permet de ne surtout pas s'interroger sur le fait que cette "véritable masculinité", dont j'ai tenté de montrer qu'elle ne pouvait être que violente, se porte on ne peut mieux actuellement.

Non parce qu'en vrai, vous trouvez pas que la masculinité est en super forme en ce moment ? Des atteintes graves au droit d'avortement en Pologne et des attaques contre lui en France, des mouvements fachos homophobes (la question de l'homosexualité étant bien évidemment liée à celle de la masculinité), des femmes incarcérées pour s'être défendues face à leur mari violent et dont la grâce prend des années, tous les viols qui ont eu lieu aujourd'hui, hier, l'an dernier, il y a cinq ans, le harcèlement quotidien, les inégalités salariales, la précarité des femmes, enfin je sais pas, c'est quoi tout ça, à part des manifestations visibles et abruptes des valeurs définies socialement comme masculines ? Ce contexte est un appui pour l'expression individuelle de la violence masculine. Comme le disait Virginie Despentes dans une interview cette semaine, un viol concerne tous les hommes, car c'est sur chaque viol que s'appuie leur pouvoir en tant que mecs. Sous-entendre que la masculinité de certains est fragile, c'est éviter de considérer tout ce qui fait au contraire la force terrible de cette masculinité (basée sur des millénaires d'exploitation des femmes, gardons-le en tête, pas sur deux ans de blagues reloues : pour la fragilité, on repassera).

Edit :
Des personnes viennent de me faire remarquer que la question se pose encore différemment pour les femmes masculines, je pense aux butchs notamment. Il manque en effet toute une réflexion là-dessus, je vais tâcher de chercher des ressources pour en parler parce que j'y ai pas encore trop réfléchi et j'ai peur de dire des conneries, stay tuned.

8 octobre 2016

La place des femmes dans la pratique de la musique irlandaise : résumé/traduction viteuf d'un article de Helen O'Shea

J'ai lu il y a quelques jours un excellent article de Helen O'Shea, Good man, Mary!’ Women musicians and the fraternity of Irish traditional music, sur la place des femmes dans le monde de la musique trad irlandaise, et je voulais en faire un résumé ici parce qu'il est très très intéressant. Helen O'Shea est ethnomusicologue et son travail porte principalement sur la musique irlandaise et notamment les enjeux d'écoute et d'apprentissage et la mise en relation de cette musique et de sa pratique avec les enjeux sociaux.
Note personnelle : Pour piger les enjeux de genre spécifiques à la pratique de la musique traditionnelle irlandaise (ITM), il faut comprendre comment fonctionne une session : c'est quand des musiciens se rassemblent plus ou moins spontanément, dans un lieu public ou non, et jouent ensemble des airs de danse, appris par cœur parmi le (très) large répertoire qui existe. Un-e musicien-ne de session connaît entre 200 et +1000 danses. Le principe c'est qu'une personne lance un air, repris par celleux qui le connaissent, et en fait se succéder de 2 à 4 (tout un art, la transition entre les danses, pour que ce soit joli entre les différents modes/tonalités, etc). Lancer un air demande de l'assurance : on exige tacitement du/de la musicien-ne qu'iel sache parfaitement le morceau, et on apprécie l'originalité des danses proposées (tout en faisant en sorte que plusieurs personnes puissent les jouer), la qualité des enchaînements, etc. Ça demande donc un certain répertoire, même si en théorie tout le monde peut lancer un air. En Irlande, un-e musicien-ne est souvent employé-e par le pub pour mener une session (= lancer les airs quand personne n'en n'a à proposer etc), qui s'organise alors hebdomadairement autour d'iel. Chose propre à l'Irlande aussi et qu'on n'observe pas en France, quand on est nouveau venu à une session, on entre avec son instrument et on attend en principe d'être invité à jouer par un-e des musicien-nes présent-e-s.

D'un côté, la session peut paraître un moment/lieu très égalitaire, avec l'idée de la communion musicale, fraternelle, spontanée. En fait, il s'y joue un tas de traductions tacites de mécanismes de domination selon ton âge, ton expérience, ta renommée, d'où tu viens, et ton genre. Comme le rappelle l'autrice au début de l'article, ça prend la forme de : qui va avoir les meilleures places (à savoir, celles où tu entendras le mieux et où tu seras le mieux entendu-e et donc suivie quand tu proposes une danse), qui va lancer majoritairement les morceaux, et sur qui va se caler le tempo général de la session (par exemple, si c'est un musicien expérimenté et qui kiffe jouer vite, et qu'on lui donne une place visible et audible, y a des chances pour que les morceaux soient pris à un tempo rapide, ce qui est pas toujours au goût ni à la capacité de tout le monde). Et là-dedans, "si ce ne sont pas toujours les plus vieux ou les plus doués des musiciens qui mènent les sessions, à de rares exceptions près ils sont des hommes."

Une première manifestation du pouvoir patriarcal au sein de la session/du monde de l'ITM : les répartitions genrées des instruments joués. Déjà, comme dans beaucoup de cultures, les femmes sont bien plus souvent chanteuses qu'instrumentistes (le chant est associé aux qualités supposées féminines de douceur, de don de soi aux autres en passant par le corps, avec une sexualisation implicite du rapport auditeur/chanteuse) [dans la musique irlandaise, les musicians sont ceux qui jouent d'un instrument, distingués des singers].
Au XIXe siècle, quand elles étaient instrumentistes, les femmes jouaient surtout du concertina ou de la harpe (à partir du moment où celle-ci a été appropriée par les femmes de l'aristocratie, après avoir été jouée exclusivement par des hommes depuis l'Antiquité). Le concertina, un petit accordéon au son plus faible que l'accordéon (box) utilisé majoritairement par les hommes, qui se tient sur les genoux (les mouvements et la pose pour jouer sont donc très discrets) considéré comme bon marché et facile à jouer, et la harpe, instrument complètement inaudible en session. Étaient réservés aux hommes le violon, la flûte et la cornemuse (uilleann pipes), instruments chers, complexes à fabriquer et à apprendre, sonores, et nobles (surtout la cornemuse, historiquement un instrument de Cour et considéré comme le seul instrument proprement irlandais). Encore aujourd'hui, certains instruments restent largement joués par les hommes : la cornemuse, mais aussi les instruments rythmiques (guitare, bodhran (tambour), bouzouki) qui sont entendus dans quasi tous les morceaux et donnent l'impulsion rythmique de la session.

Aux XIXe et XXe siècles


Dans le monde de la musique irlandaise, encore aujourd'hui, à quelques exceptions près, les stars du genre sont des hommes. Les groupes qui se forment sont largement masculins, et dans les groupes mixtes, les femmes sont presque toujours chanteuses. Les femmes n'étant pas perçues comme aptes à mener (quoi que ce soit, a fortiori une session), elles sont rarement employées par les bars comme leaders titulaires. L'exclusion des femmes des pubs était de toute façon quasi-totale (quasi = à part des femmes souvent déjà marginalisées) jusqu'aux années 60. Les femmes étaient donc réduites, dans la première moitié du XXe siècle, à jouer dans les sessions organisées chez des particuliers (et encore, ça, c'était avant les années 40, avant le déclin de ces fêtes domestiques et l'émergence des bals publics animés par des céilí bands (groupes de bal)). Une fois mariées surtout, les femmes restaient chez elles : l'extérieur est le domaine des hommes.
A Londres dans les années 50-60, on assiste à une multiplication des sessions organisées dans les pubs, mais à part les fiddlers (violonistes) Julia Clifford et Lucy Farr, les femmes en sont exclues. Et, alors que les hommes forment des groupes soudés, qui se soutiennent mutuellement dans leur pratique musicale, ont tout le loisir de multiplier les expériences ensemble, donc acquièrent du répertoire et du style, donc de la réputation, les femmes, au moins jusqu'aux années 70, n'avaient ni les moyens ni l'opportunité de voyager pour rencontrer d'autres musiciens, intégrer des groupes, se présenter aux fleadh cheoil (compétitions nationales ou locales, assez essentielles pour se faire un nom). Un cadre a pu faire émerger pas mal de femmes depuis les années 50 dans le contexte du grand revival de la musique irlandaise : l'organisation irlandaise de musique Comhaltas Ceoltóirı́ Eireann (CCÉ), de qui dépendent les fleadhs. Mais souvent, bien que le stigmate de la femme mariée au pub soit moins fort aujourd'hui, les responsabilités domestiques les tiennent à l'écart de la session, et dans le cas des jeunes filles, leurs obligations sociales les écartent de la pratique musicale intensive nécessaire à la formation de tout-e musicien-ne.

Les femmes aujourd'hui dans l'espace masculin de la session


Dans l'esprit collectif, le monde du travail est celui des hommes, le monde domestique celui des femmes, et entre les deux, le pub est une sorte de troisième espace, à mi-chemin, qui permet aux hommes de décompresser de la dureté du travail sans être non plus dans le lieu de contrainte (mise en place par leur femme et leurs enfants, évidemment) de la maison. Du coup, les femmes au pub, qui se joignent explicitement au loisir traditionnellement réservé aux hommes (la session), sont quelque part vues comme gâchant ce moment de détente spécifiquement masculin [où peuvent-elles se détendre, elles, eh bien... aha. C'était une blague.] Une femme au bar est toujours illégitime. On leur donne une place dans cet environnement si elles ont un mentor masculin (qui joue depuis longtemps dans la session par exemple) ou bien si elles finissent par être vues "comme des hommes" par le rôle qu'elles prennent [i.e. elles ne peuvent pas être réellement des femmes si elles sont manifestement aussi bonnes que les hommes à ce qu'elles font, il faut les faire rentrer dans une catégorie autre que la féminité]. En-dehors de ces situations, comme les femmes sont rarement leadeuses de sessions, elles tendent à être reléguées aux places où elles entendent moins bien et où on les entendra moins (où on reprendra donc moins les airs qu'elles proposent), sur les marges de la session.

Par ailleurs, si les femmes sont aujourd'hui moins explicitement malvenues au pub et y boivent à peu près comme les hommes, une femme qui boit en session est mal vue et devient par ce simple fait une proie (agressions verbales ou gestes déplacés) aux yeux des hommes présents.  Comme on peut s'y attendre, ce comportement est non seulement vu comme normal mais valorisé pour les hommes ("ça fait partie du jeu/de l'ambiance"). Malgré tout, beaucoup de musiciennes interrogées par O'Shea ont très peur de paraître "anti-hommes" en dénonçant le comportement de leurs confrères et l'inconfort qu'elles ressentent dans le monde de mecs qu'est le pub/la session.

Certaines femmes mettent en place des stratégies pour pallier ce rejet plus ou moins implicite selon les cas. L'autrice prend l'exemple d'un groupe de musiciennes de Galway qui, lassé de cette atmosphère virile, a commencé à organiser ses propres sessions. Mais très vite [spéciale dédicace à toutes les meufs qui ont voulu faire des initiatives plus ou moins en non-mixité, c'est tellement caricatural omg] des mecs y sont entrés, s'y sont assis sans même se présenter ni attendre qu'on les invite, et ont fini par dominer les soirées. Alors elles ont organisé des kitchen sessions, chaque semaine chez l'une d'entre elles, avec un bon thé et une ambiance de confiance pour apprendre des airs et construire un répertoire, ce qui leur a donné plus de confiance en elles pour, ensuite, aller en session ordinaire par petits groupes de 2 ou 3 (la session ayant généralement lieu tard le soir, survivre à la rue la nuit est encore un point qui différencie hommes et femmes dans leur rapport à ce loisir).

O'Shea prend le cas d'une employée leadeuse de session, violoniste, dans le comté du Clare, pour parler des manières dont les femmes négocient leur place dans l'espace de la session. Même dans la position du leader salarié, Anna explique ressentir son lieu de travail comme oppressant : d'une part parce qu'elle est payée 25% de moins que ses collègues hommes, mais aussi parce que c'est un endroit où elle doit lutter pour éviter du harcèlement. Être le centre de l'attention par son statut engendre du harcèlement de la part des hommes, et des remarques des femmes auditrices de la session qui sous-entendent une supposée putasserie de sa part. Alors Anna doit jouer à la gentille fille : ne pas sourire, ne pas avoir de contact visuel avec quiconque, accepter le regard de l'audience sans elle-même regarder son public, et limiter ses gestes lorsqu'elle joue (mouvements des bras au violon, battement des pieds qui font partie du jeu en musique irlandaise) : "maintenant je ne peux pas juste jouer, il y a toutes ces autres choses entre moi et la musique", tout ce à quoi elle doit faire attention sous peine d'être mal vue. En fait, fait remarquer l'autrice, dans la session comme ailleurs, le masculin est la norme, le féminin est l'Autre, qui doit s'adapter à la norme. Dans le cas d'Anna, elle n'était pas la cible de remarques désobligeantes uniquement parce qu'elle était "une fille qui fait un job de mec" mais aussi parce qu'elle ne performait pas la féminité d'une manière attendue des hommes (donc acceptable), jusqu'à ce qu'elle finisse par limiter l'espace qu'elle prenait dans la session.
Ce genre de limitations du corps des femmes se retrouve aussi dans la danse (O'Shea se réfère aux spectacles bien connus Lord of the Dance et Riverdance), mais les divisions patriarcales ont été bien plus contestées dans des domaines plus visuels de la culture irlandaise que dans la musique, où ces répartitions genrées des rôles sont bien plus tacites.

Le discours genré du nationalisme irlandais


En Irlande, un regard particulier est porté sur les étrangers dans les sessions. On s'en méfie généralement, on les "teste", car ils ne disposent pas du capital culturel qui leur attirerait respect et reconnaissance, mais aussi ne possèdent pas l'habitus musical nécessaire, les réflexes inconscients appris depuis l'enfance, internalisés et reconnus comme "locaux" par les autres musiciens. [D'ailleurs le fait de mettre les femmes à l'écart est déjà cohérent avec la mise des étrangers à l'écart, si l'on pense les femmes comme Autres, comme O'Shea le rappelait plus haut.]
La place de la musique dans l'imaginaire nationaliste irlandais fait partie des facteurs d'explication de ce double rejet (c'est la partie la plus intéressante de l'article). Le canon de la musique traditionnelle jouée actuellement s'est construit au XIXe siècle et au début du XXe siècle, et il n'est donc pas surprenant que l'ensemble des pratiques et du répertoire soit compris comme devant refléter une identité musicale proprement irlandaise.

Le discours nationaliste présente la nation et la musique comme féminines, les patriotes et les musiciens comme masculins. Après l'invasion de l'Irlande par l'Angleterre, les représentations symboliques du pays le mettent en scène d'abord comme une vierge vulnérable violée par l'envahisseur, puis, avec la prise d'importance du nationalisme, comme une mère qui doit être défendue contre la domination coloniale. De l'autre côté, le discours colonial représentait lui aussi l'Irlande comme une faible femme devant la masculinité supérieure de l'Anglais teutonique.
Donc, les patriotes irlandais se voyaient comme virils physiquement et intellectuellement, héritiers de la Race Gaélique aux qualités tout à fait masculines, protégeant coûte que coûte le corps (le territoire) et l'âme (la culture) de la nation, féminine. La personnification de l'Irlande en femme a servi deux buts idéologiques distincts : appliqué par les hommes irlandais, il a renforcé l'assignation des femmes à un rôle passif et de pureté ; appliqué par les Anglais, il a servi au perpétuel rabaissement du peuple irlandais par un stéréotype débilitant (Elizabeth Butler Cullingford).
Une identité nationale irlandaise "active, indépendante et masculine" a été construite contre cette image "passive, organique et maternelle" du territoire et du paysage rural irlandais lui-même. L'association nation/féminité a, selon Cullingford, conduit les nationalistes irlandais à devenir "hyper-masculins" et à demander aux femmes irlandaise une "hyper-féminité" suivant les traits définis par la Constitution de 1937. Si la nation est féminine, son peuple est donc masculin.

Après l'indépendance, ces stéréotypes genrés ont également été les qualités attribuées au citoyen idéal. Des siècles de chansons, peintures, textes pédagogiques, discours politiques, ont forgé des délimitations étroites du masculin et du féminin dans la société irlandaise. L'exclusion politique des femmes a d'ailleurs été de plus en plus forte au sein du mouvement nationaliste au fil de son histoire, ce que O'Shea attribue au mécanisme observé dans d'autres situations de colonisation, selon lequel les populations colonisées, dans leur dynamique de libération, imitent des structures oppressives du colonisateur, souvent par l'exclusion d'un autre groupe marginal, notamment les femmes.

Musique et nationalisme irlandais


A l'époque coloniale, la musique irlandaise représentait dans les discours britanniques la construction féminine du tempérament irlandais et son infériorité symbolique. Pour passer d'un mouvement culturel indépendantiste à un mouvement politique de plus en plus militarisé, il a fallu pour les nationalistes se débarrasser des genres musicaux perçus comme féminins (chansons sentimentales, airs lents joués à la harpe ou au piano) pour valoriser les chansons aux rythmes martiaux exhortant les patriotes au combat viril. Dans l'institutionnalisation de l'ITM post-indépendance, qui passait par la radio et l'organisation CCÉ, les marches et ballades patriotes, mais aussi la musique de danse constituée peu à peu sous le terme d'Irish Traditional Music, qui est bien une entité construite, étaient le principal répertoire.
Cette assimilation de la musique irlandaise à un discours viriliste et invisibilisant pour les femmes est évident aujourd'hui dans toute la communication autour des événements liés à l'ITM et dans les livres sur le sujet : le musicien-type est toujours un homme.

Alors que les Irlandais dans l'absolu ont pu être associés à la féminité, le peuple irlandais, sa diaspora surtout, est très masculinisé dans sa représentation, et cela a son importance pour comprendre la place des femmes dans les sessions : c'est dans le contexte d'une diaspora masculine que la session se développe comme activité réservée aux hommes. La musique de danse "vigoureusement masculine" (dixit le compositeur très connu en Irlande Seán Ó Riada), opposée au "style féminin dégoulinant" de la harpe moderne, est accaparée par les émigrants, dans une dynamique dissociée de la danse elle-même, et entre hommes.
Parallèlement, la performance de cette musique collectivement dans les pubs est l'occasion d'une analogie mentale avec l'idéal de la nation comme communauté. Les femmes auditrices, plus encore musiciennes, perturbent alors la mise en scène (performance) de l'identité irlandaise, puisque le patriote Irlandais, l'émigrant Irlandais et l'Irish Traditional Music sont perçus comme masculins (et hétérosexuels, évidemment ; les musiciens gays restent sans exception dans le placard encore aujourd'hui).


La pratique de la musique irlandaise s'insère donc totalement dans une constellation de discours genrés, qui ont des sources historiques à travers la place accordée aux femmes par les nationalistes irlandais, et celle qui leur était accordée en général dans les lieux de rassemblement et de détente qu'étaient les pubs. Les musiciennes en session perturbent en outre les représentations patriarcales de la musique, de l'espace et de la nationalité, et sont donc non-seulement sous-représentées mais aussi contraintes à la limitation de leur corps, de l'espace qu'elles prennent physiquement et musicalement, par les attitudes des hommes.

2 mai 2016

Brisures

Il faut écrire.
Écrire ce qu'on aurait dû écrire depuis longtemps au fur et à mesure des actes répétés de violence policière contre les jeunes racisé.e.s, clairsemés, invisibles à celles et ceux qui ne le vivent pas, et pourtant permanents, de l'humiliation de routine à la mort, comme une menace constante, toujours excusée. Tout aussi grave, et tout aussi politique, que ce qui aujourd'hui me touche plus directement. Des violences policières qui affectent soudain mon milieu blanc diplômé politisé, qui affectent mes camarades (majoritairement blancs, disons-le). Je n'ai pas su écrire cela avant. Mais il faut un moment. Parler des brisures, celles des tournants dans une situation sociale, celles des mains et des crânes des camarades, celles qui rendent féroce, enflammé.e, encore plus qu'avant, de manière encore plus réelle et urgente qu'avant.

Se heurter

Il faut écrire le 28 avril et la manifestation avec, oui, des personnes qui ont jeté leur rage à la gueule des flics ; un bordel joyeux, parce que ça faisait déjà un mois qu'on était sorti.e.s pour la première fois dans la rue et que le gouvernement pliait pas et que quelques syndicats faisaient semblant de croire que négocier des amendements serait satisfaisant. Parce qu'on en pouvait plus d'être pris.e.s pour des billes. Tout le monde en avait assez, sentiment de frustration renforcé par les slogans monocordes et peu convaincus dans les sonos des syndicats, en contraste avec la rage réelle des manifestant.e.s. Elleux aussi se sont pris les lacrymos, là pour la première fois, l'odeur asphyxiante qui arrive jusqu'à celleux qui avaient tout fait pour l'éviter. Le prétexte d'une centaine de personnes plus "dures" a suffi aux condés pour nasser, charger, terroriser. Austerlitz, déjà, des blessures. Plusieurs salves de gaz. Grenades de désencerclement : assourdissantes, dangereuses, et lancées alors que les CRS étaient tout sauf encerclés. Impossible de partir maintenant, toutes les rues sont barrées par les bleus. On tente avec quelques camarades de se réfugier dans un hall d'immeuble, les gardiens nous somment de sortir.
Pas en conditions pour rejoindre celleux qui ripostaient, je suis partie avec des camarades un peu avant Nation, pour, en rentrant chez moi, apprendre que la place n'était plus qu'un nuage de lacrymos. Pas tout à fait une nouveauté, ça avait déjà eu lieu jusque dans le métro le 31 mars. Tourne aussi l'info qu'un jeune homme à Rennes a perdu son œil.

Le soir, au fur et à mesure que rentraient chez elles les personnes de Twitter qui y avaient été, voir les photos des blessures, postées pour dire, voilà ce qu'ils font. Il y en a beaucoup. Des hématomes, des éraflures, du sang, un impact de flashball en plein dans la poitrine, cercle de cinq centimètres de diamètre, bien au milieu, rouge. République vers minuit. La Nuit Debout chassée. Un chaos encore. Beaucoup de vidéos circulent. On y voit la BAC, en tenue anti-émeute, frapper dans le dos des personnes qui tentaient de partir de la place. Frapper des gen.te.s menotté.e.s. Les traîner au sol. Dire à un type "pourquoi t'as un masque de protection si c'est pacifique" ? Parce qu'on savait, pour les lacrymos. Parce qu'on sait que rien n'arrête les flics, pacifisme ou pas. Parce que toi connard en face, t'as un bouclier, une matraque télescopique, un flashball, des jambières, des gants renforcés. Violence étatique, trop forte, sadique, indescriptible. Hurler intérieurement.

Chocs. Habitué.e.s comme moins aguerri.e.s, tous.te.s choqué.e.s, ou épuisé.e.s. Quelqu'un.e sur Twitter dira : "le plus frappant, c'était qu'on avait l'impression que chaque CRS en voulait personnellement aux manifestant.e.s". Leur hargne. Beaucoup décriront les sourires goguenards des CRS devant celles et ceux qui chialaient à cause des lacrymos, ou leurs remarques mesquines pour se foutre de leur gueule. Mes parents y croient à peine. Ça c'est étonnant disent-ils. Ils sont là pour gérer, n'est-ce pas, protéger ? Ils ont probablement dépassé leurs ordres.
Une vidéo, où l'on entend ces ordres : "violence maximale."

Solidarités 

Il faut écrire le 1er mai. Manifestation familiale, le 1er mai. La fête qui est même devenue la fête du travail plutôt que celle des travailleurs. Super, le travail, on adore. La fête qui comprend un défilé du FN. La fête des merguez, d'Osez le féminisme et de Mélenchon. Alors je n'y suis pas allée, pensant qu'entendre "ou alors ça va péter" avec comme conséquence environ rien (tu sais les manifestations où tu continues à marcher lentement sans même reprendre les cris, dans des rangs clairsemés, et où t'as même pas forcément des personnes avec qui discuter à côté de toi) allait me déprimer plus qu'autre chose. J'ai donc suivi tout ça sur Twitter.

On apprend d'abord, vers 13 h, qu'il y a eu 7 arrestations, dont 4 à Marseille, avant que quoi que ce soit ne commence, chez Solidaires et la CNT. Syndicats gênants... A Rennes, la police a des fusils d'assaut. Tout va bien.
Puis, en milieu d'après-midi, un ou deux métros fermés à Paris, après que les flics aient coupé en deux le cortège en nassant la tête sous les protestations de manifestant.e.s. Les CRS sont un nombre dingue. Gazages, coups, nombreux.ses blessé.e.s, alors que les manifestant.e.s tentent de rester soudé.e.s. Mouvements de panique. Des keufs descendus jusque dans le métro, des personnes âgées et des enfants asphyxié.e.s par les lacrymos. Des blessures graves. Sales évocations de Charonne.

Ce qui semble frapper les personnes présent.e.s, au-delà du caractère hallucinant de la violence déployée par les CRS (plusieurs expérimenté.e.s diront n'avoir jamais vu ça un 1er mai), c'est la solidarité énorme de quasi tous.te.s celleux qui étaient proches de là où ça frappait. Dès le début des violences, clairement provoquées par les CRS pour le coup (ce qu'avouera même un journaliste de BFM TV...), une équipe médicale se met en place. Qui sera nassée un bon moment par les CRS (oui, de dangereux médecins qui aident les casseur.euses, ouh là là). Tous.tes celleux qui en ont donnent du sérum phy à celleux qui en ont besoin. Des vieux.ielle.s partent en gueulant sur les flics. Toute la foule autour des CRS leur crie "rendez-vous, vous êtes cernés", et "tout le monde déteste la police", et "nous sommes tous.tes des casseurs". Sur les vidéos, entendre autant de monde dire ça, ça fait quelque chose. Une foule avec les mains en l'air face aux flics. Et soudain ce tweet : "la foule vient d'applaudir le cortège des anars". Beauté. Euphorie. On dirait que les flics font tellement n'importe quoi que certain.e.s dans les gros syndicats soutiennent les émeutier.e.s. (soyez rassuré.e.s, d'autres restent fidèles à leurs principes). Quand à la fin de la soirée les CRS quittent la place, c'est sous les huées. A Rennes, la passerelle Saint-Germain est repeinte en rouge en hommage à l'étudiant éborgné.

A République, c'est chaud encore cette fois. "Tirs tendus, charge de la BAC". Du gaz et des keufs dans le métro. Encore. Coups. Gaz lacrymo. Un blessé grave. En tant que bon jaunes, la commission "accueil et sérénité" de Nuit Debout ont cherché à s'interposer entre flics et casseurs pour calmer le jeu. Sans surprise, les baqueux ont mis à bas le frêle barrage de ces messieurs-dames. La non-violence ne sert à queudalle face aux flics, épisode 761942. En même temps, il s'agissait plutôt de protéger les flics. Mais de la part de la même commission qui a eu comme réaction à un viol à Nuit Debout il y a quelques jours : "les meufs faites attention à ne pas trop boire", on ne pouvait pas s'attendre à grand chose de mieux.
Sur Twitter il règne une ambiance un peu folle, hagarde, rageuse, on analyse, on se soutient, on gueule, on est joyeux.se.s désespéré.e.s inquiet.e.s en colère optimistes de la suite. Sentiment étrange d'avoir vécu cette journée sans y avoir été. Qu'en relayant chacun.e les tweets des autres c'est comme si on se soutenait, comme si on était là les un.e.s pour les autres.


Edit:
Ce 14 juin, du monde, tellement de monde, encore cette joie. Mitigée toujours par le nombre d'arrestations et de blessés, un enfer selon celleux qui étaient dedans.
Une vitre d'hôpital pétée. "C'est naze" est ma première réaction, et puis je comprends que les cognes ont étranglé la manif juste à cet endroit, avec canon à eau, tonfa, grenades de désencerclement (tu sais celles qui explosent en projetant des machins en caoutchouc bien durs partout et qui mal lancées peuvent causer des lésions graves), et les manifestants cherchaient à calmer les choses, mais les flics seulement violence, mais impossible d'éviter, meilleur moyen pour que des réformistes mal dégrossis s'indignent
au lieu de se révolter contre les lits supprimés, les cadences infernales des soignant-e-s, le manque de matériel, la loi du marché appliquée à la santé
au lieu de se révolter contre le nombre de gens la tête en sang, une gamine pleine de rouge sur la figure dans une nasse le flic a dit ah mais vous ne pouvez pas sortir maintenant. 
Des vitres brisées font se déplacer un ministre.
Des gens dans le coma à cause d'une grenade, comme ce gars depuis plus d'une semaine, non (mais il faut dire que la grenade aurait décidé toute seule de se lancer à l'assaut du crâne du garçon, alors bon, rien n'est sûr voyez.)
Mais à celle du 26 mai déjà, on avait remarqué quelque chose avec les ami-e-s : le cortège de tête, autonome, hors syndicats, là où il se passe des choses, là où les gens écrivent leur rage moins doucement, grossit chaque fois. Chaque fois ça fout des frissons.

Réactions

Je voulais aussi écrire les réactions étranges, dont deux exemples m'ont particulièrement agacée. Les réactions face aux casseur.euses, d'une part, avec comme emblème celles face à la Porsche brûlée à Nantes. Ah ça chiffonne, ça. Scandaleux. Les commentaires ont été indignés, voire très violents envers les émeutier.e.s et leurs soutiens. Comme si on attaquait le rêve de ces gens et l'illusion que ce système peut nous faire tous.te.s réussir. Surtout des mecs, dans les outrés, on passera sur le côté symbole phallique, toussa toussa. Une centaine de manifestant.e.s blessé.e.s. Un œil perdu, une jambe (combien de temps de rééducation ? d'emmerdements pour toute la vie ?), à cause de la police, mais il fallait se préoccuper de la Porsche, rendez-vous compte, il a travaillé toute sa vie pour l'obtenir, lui un pauvre cadre chez EDF. Pour la décence, on repassera.

Le reste, on connaît. Décrédibilisation violence gratuite irrespect. Je vais faire dans la réponse classique mais : où se situe la vraie violence, où se situe le véritable irrespect, pourquoi faut-il tellement se rendre crédibles aux yeux de gens qui défendent un système dont nous ne voulons qu'une chose : être les destructeur.ice.s ? On a vu des choses assez épiques, du genre : un article par jour sur la souffrance des gentils policiers qui avaient dû taper des manifestant.e.s, mais pas de gaieté de cœur hein, vous savez. Légère fatigue, je dois avouer. Enfin je sais pas, ça me semble tellement une évidence que tu soutiens TOUJOURS celleux qui socialement ne sont pas en position de force. Et les CRS seront toujours plus en position de force que n'importe quelle personne avec une caillasse à la main. Protégés par leur bouclier et leurs armes ultra-dangereuses, protégés par l'Etat, protégés par les médias.

Par ailleurs, pour la crédibilité, comme le faisait remarquer un camarade sur Twitter, il n'est pas certain que l'affrontement soit si improductif que ça. D'abord, je vais peut-être dire un truc con mais rappelons que c'est l'Etat qui choisit de décrédibiliser le mouvement (évidemment, il y a intérêt), donc l'arguement contre les casseurs me paraît être juste une manière un peu détournée et facile de ne pas s'en prendre à l'Etat. Ensuite, ça attaque l'Etat là où ça fait mal : dans les aspects économiques. Et en termes d'image : ça fragilise le pouvoir, et ça donne l'idée aux autres gouvernements d'un Etat incapable de maîtriser ses remises en cause. Enfin, la répression a un coût financier pour l'Etat, ainsi qu'encore une fois en termes d'image : les vidéos des violences policières, ça circule. Souvent plutôt celles d'amateurs que de journalistes prompts à dénoncer les émeutier.e.s.

Un universitaire a été arrêté lors de cette même journée. Un professeur, un sociologue. Là encore, scandale. Tout de même on n'arrête pas un intellectuel comme ça. Les "jeunes de banlieue", ça va : elleux ne sont pas très bien intégré.e.s,  iels sont ingrat.e.s, anti-républicain.e.s, dangereusement pas comme nous, pauvres, un peu sauvages bien sûr, il faut les maîtriser. Les émeutier.e.s, ça va : elleux n'ont pas de vie en-dehors, n'ont pas de réflexions, n'est-ce pas, iels surgissent le temps d'une manif, et puis retournent vivre leur vie de casseur.euses, on ne sait où, loin dans l'obscurité, dans les marges, hors de l'humanité. Groupes difficilement contrôlables par l'Etat, déshumanisés dans les discours, iels sont les autres, celleux qu'on ne veut pas que nos enfants deviennent, et iels l'ont cherché. Mais un intellectuel, politisé, lui, réfléchi, pertinent ! Quelqu'un de respectable, de raisonnable. Une Bonne Personne. Entendable. Comme si la politique n'était que du dialogue ; rendez-vous compte de la chance que vous avez de pouvoir croire cela, de ne jamais être dans la rage et l'urgence. Comme si on devenait émeutier.e en se levant le matin comme ça, par paresse intellectuelle, tiens et si je risquais ma vie, parce que pourquoi pas, ça fera de l'action.
Quelques situations similaires (avec des journalistes, des pacifistes) auront montré qu'être sage de protège pas de la police. Mais au lieu de faire aboutir de nombreux militants gauchistes, ou autres intellectuels-Merci-patron, à une remise en cause de l'institution policière elle-même, ou du dogme de la non-violence, cela ne leur sert qu'à distinguer les bons des méchants, les victimes de la répression et celleux qui la méritent. Un jour ils comprendront peut-être que mettre ainsi en avant son statut de "personne valable" est d'une violence inouïe pour tous.te.s les arrêté.e.s arbitrairement, tous.te.s les prisonnier.e.s politiques que compte cette merde de pays.

Radicalisation

Pour la première fois de ma vie, ce jour-là, j'écris dans une discussion sur Twitter : "ils frappent mes camarades", en parlant des flics et des émeutier.e.s. Pour la première fois de ma vie j'écris "mes camarades". Vivre ça, ce sentiment de solidarité sans faille, totale, face au traitement médiatique de ce qui se passe, face aux réactions outrées de celleux qui pensent encore que protéger la propriété est une priorité.
Avant je vivais les luttes d'une manière souvent un peu abstraite, parce que pas d'urgence pour moi qui n'ai jamais rien eu à affronter de difficile socialement, parce que j'allais souvent derrière dans les manifs, parce que résignation, je m'empêchais de ressentir vraiment cette rage puisqu'elle n'était pas exprimable "correctement", parce que tout semblait inutile au fond. Alors je n'avais jamais vraiment dit, "mes camarades". Je ne me sentais pas légitime à le faire car pas suffisamment impliquée à mon goût, et en parlant des émeutier.e.s, cela ne me venait même pas à l'esprit. Illes étaient "les autres", des "totos", ceux qui lisent le Comité Invisible et qui n'ont rien à proposer de constructif. Je me suis toujours énervée contre le pacifisme béat et les discours qui sous-entendaient que les casseur.euses étaient moins à plaindre que les flics, pour les raisons détaillées plus haut, mais à mes yeux, la casse c'était bien mais à réserver pour la révolution (qui n'arrive pas). 

Ce jour là j'ai compris, viscéralement, qu'exprimer sa rage en foutant tout en l'air c'était notre seule chance. Que, même si beaucoup ne l'avaient pas fait concrètement (personnellement je sais que je cours pas assez vite, je sais que j'ai trop peur, je sais que je suis pas formée), on était tous.tes des émeutier.e.s. Qu'il serait temps que j'arrête de faire de la violence d'Etat envers les catégories sociales les plus visées (i.e. les prolos et les racisé.e.s) une sorte d'abstraction. Que ma solidarité avec eux doit aller plus loin que la théorie. Je le savais, bien sûr, avant, toujours dans le discours, mais je l'avais pas *vécu*. Avoir de l'empathie. Dans les tripes. Soutenir. 6 ans que je crie et écris le plus sincèrement du monde "à bas l'Etat, les flics et les patrons", mais quelques jours seulement que je le vis. Ça change beaucoup de choses. Je pensais pas qu'être aussi remontée était possible.
J'ai compris viscéralement que la non-violence protège l'Etat. Qu'il n'y a PAS de bon flic. Non, vraiment, cherchez pas. Moi aussi j'avais longtemps pensé, quelque part dans un coin de ma tête, qu'il y en avait des raisonnables. Mes parents me l'ont toujours dit, n'est-ce pas. En vrai, les "raisonnables," c'est ceux qui te crachent à la gueule le lendemain de cette fameuse petite discussion hypothétique dont tout le monde parle, "mais tu devrais lui demander pourquoi tu fais CRS, tu verrais qu'il n'est qu'un exploité, qu'il faut qu'il rejoigne la révolution". La couverture par "la hiérarchie et les ordres" pour casser du manifestant.
J'ai compris que l'attitude petite bourgeoise de ma famille qui a toujours été "on sait mieux", "ils ne se révoltent pas de la bonne manière", "ils sont un peu cons, ce sont des rigolos" ne tenait pas. Qu'il n'y avait rien à décrédibiliser : l'Etat ne reconnaît pas la colère, même planplan ; le mouvement à leurs yeux n'est déjà pas crédible, alors autant soutenir celles et ceux qui ont le courage d'aller en détruire physiquement des petits bouts, en mettant leur vie en danger. Oui car quand on va sous les flashballs, on met sa vie en danger. Quand on risque la prison, on met sa vie en danger. Et ce courage, ça vaut aussi pour les émeutiers de 2005 (j'étais jeune), ou de Londres en 2011, enfin pas que les gens ultra-politisés des manifs.
En fait, j'ai compris pourquoi les émeutier.e.s faisaient ça. Ça avait déjà été un peu le cas pendant ce qui s'était passé à Londres en 2011, mais là évidemment, c'était plus proche, donc plus évident encore. J'ai compris que ça avait du sens. Que oui, à un moment, pour traduire la rage inouïe (qu'il est LOGIQUE et salutaire de ressentir) face à la peur, aux humiliations, à la précarité constante, au risque de mourir arbitrairement, il y a cette réponse. Forte. Cohérente.
Il y a un moment où dialoguer devient bien plus stérile que de hurler. Et où celleux qui ont le courage de hurler sont bien plus proches de nous tous-tes que n'importe quel connard de la CFDT. 

Serais-je en voie de radicalisation.

Précisions

Les syndicats sont importants (je vous vois, "wha l'autre elle vire toto"). Bien sûr qu'il faut s'organiser, concrètement, au jour le jour, contre les violences quotidiennes qui sont faites aux travailleur.euses. Justement : renforçons la solidarité entre syndicats et émeutier.e.s. Pas l'un sans l'autre. Et bien sûr qu'il faut s'organiser sur des bases matérielles, pas en mode "oué on est tous.tes pareil.les face à la répression et aux violences structurelles, allons courir à poil dans les rues en taguant du Debord sur les murs comme si on n'avait ni taff indispensable pour bouffer, ni confrontations au racisme et/ou au sexisme".
Ce qui m'amène à ma deuxième précision : mon propos en disant "nous sommes tous.te.s des casseur.euses" n'est surtout pas d'occulter les différences de classe, de genre, de race (au cas où certain.e.s lecteur.rices de ce billet ne seraient pas au jus de la pensée antiraciste matérialiste, par "race" il faut évidemment comprendre non pas quelque chose de biologique mais une construction sociale basée sur l'origine d'une personne, visible, entraînant des discriminations et des violences sur la personne, avec souvent un lien fort avec l'histoire coloniale) qui existent entre nous. Nous ne subirons jamais la violence d'Etat de la même manière. Mais il serait temps de reconnaître qu'il n'y a pas de bonne ou de mauvaise révolte contre les dominants et contre ce qui nous détruit. Et que notre sentiment de rage nous unit. Que se désolidariser des émeutier.e.s, c'est suicidaire, amoral, anti-politique, abject, facile. Ça ne mènera à rien. Il ne s'agit pas de dire, quand on n'est pas dans cette situation, "je lutte comme les prolétaires/racisé.e.s parce que j'ai la même urgence qu'eux face aux violences d'Etat", mais "je veux lutter avec eux, je peux dire que ce sont mes camarades, et que toute violence contre le système capitaliste et colonialiste est à soutenir".

Tout va bien

Hier matin, François Hollande a reçu à l'Elysée les producteurs de muguet. Hier soir,  l'Intérieur publiait un communiqué en disant que tout s'était très bien passé. Ce matin, 47 lycéen-nes en garde à vue à Nanterre. Treize ce soir. Aujourd'hui, le gouvernement envisage de faire passer la loi travail contre tout principe démocratique (avec le 49.3).
Les violences policières de ces derniers jours ne sont pas des erreurs. D'une part parce que la police, en elle-même porteuse de cette violence, n'est pas une erreur : elle protège l'ordre capitaliste, blanc, masculin. D'autre part parce qu'il s'agissait clairement de semer la terreur et de tuer le mouvement. Ces violences sont politiques.

Écrire pour montrer, pour ne pas oublier, ne pas pardonner.
Mon slogan préféré vu sur une photo hier (complètement toto, faites pas gaffe, ils ont le mérite d'être poétiques) : "Nous naissons de partout sans limites".

Plus loin (sur le 1er mai essentiellement)

Témoignage de l'équipe médic du 1er mai
Récit de la manif
"La manifestation parisienne aura confirmé que l'Etat est le premier organisateur de la violence"
1er mai : le discours officiel sur les casseurs contesté par le terrain
Récit de comment c'était dans le métro ce soir-là 
De la cohérence dans l'affrontement : réflexions sur la manifestation parisienne du 28 avril

19 avril 2016

Last Night's Fun

Les sessions de musique irlandaise de Paris. Trois ans que je veux y aller en n'osant pas, et puis là, enfin, depuis quelques semaines. C'est devenu une habitude, déjà, et un manque quand je ne peux pas y participer. Le samedi soir, attendre presque la nuit pour partir, une boule d'anxiété et d'impatience dans le ventre, dans le métro penser au bar minuscule, à la vingtaine d'hommes qui sont là souvent devant le comptoir regardant le football et qui crient des encouragements aux joueurs et qui forment une horde compacte que je vais devoir traverser, penser à leurs remarques grasses sur ma taille ou mon âge (supposé d'après ma taille) en sous-entendant des choses auxquelles je ne veux pas penser, anticiper le "pardon, désolée, 'scusez-moi". Dehors, compter les rues jusqu'à celle où tu dois tourner à gauche et puis tout droit, penser déjà à la chaleur et la musique et l'oubli, mais est-ce que tu vas pouvoir jouer correctement ce soir, espérons qu'on ne soit pas trente musicien-ne-s comme la dernière fois la fois où tu avais eu ce sentiment de solitude qui serre la gorge, de ne rien pouvoir faire, de ne rien savoir avec tous ces gens qui jouent cette musique depuis dix, quinze, vingt ans et qui connaissent des centaines de danses de mémoire et toi au milieu qui ne sais pas jouer aussi vite aussi bien. Mon violon sur le dos, penser à quel point tout ça en vaut la peine.
Entrer, se frayer un passage, mettre en application le "pardon, désolée, 'scusez-moi", sourire en réponse au "bonsoir" du barman bourru noueux fin nerveux, "comme d'habitude la demoiselle", un demi de Guinness, oui, s'il-vous-plaît, espérer que ma gêne ne se lit pas trop dans ma voix, tout en étant certaine du contraire, attendre que la mousse se forme et que la bière devienne noire. Boire une gorgée pour pouvoir descendre prudemment les escaliers jusqu'à la salle en bas, là où il y a la musique. 

Pas encore trop de monde, le banjoïste, toujours à la même place qui parle fort avec un sourire chaleureux trop grand pour son grand visage comme s'il mangeait les choses, un violoniste la soixantaine, une autre les cheveux courts celle qui vient à vélo, une femme cascade de cheveux noirs et son bodhrán, un flûtiste grisonnant et taciturne. Discussions et demandes de nouvelles, le banjoïste entame un reel que les violonistes reprennent, je ne connais pas ceux qui suivent non plus, demander les titres, noter consciencieusement, se promettre de les apprendre. Apprendre à être patiente, à ne pas se décourager de ne pas savoir, humilité qui me manque parfois. Et puis des jigs proposées par la violoniste, cette fois je peux les chantonner, je joue, un peu, je me trompe, ces mélodies ne sont que des souvenirs un peu vagues, apprises il y a longtemps, que je n'avais jamais vraiment jouées sans partition. Boire un peu pour se donner une contenance, en écoutant la suite, être attentive, se détendre, retrouver les sensations familières, oublier la frustration de ne pas pouvoir jouer et apprécier simplement le rythme continu, la danse qui roule comme une eau de rivière, la mélodie qui se perd dans des motifs pas toujours attendus, les variations, les ornements. Les pieds frappent le sol, impossible de refréner ça, partie intégrante de la musique, du rituel, des corps, prolongement de la mélodie ; les deux fiddles sont tranquilles la flûte douce et brouillonne le banjo sonore-éclatant, à l'image de son instrumentiste, le type qui parle tout le temps qui est allé partout et qui le raconte avec sa voix forte et qui fait toutes les traductions des titres de danses quand personne ne les demande mais qui met à l'aise.
D'autres musicien-ne-s arrivent, un deuxième bodhrán, un tin whistle, un quatrième violon. Du monde. Masse sonore. Introduction à l'euphorie. Petit à petit trouver sa place, en observant, contacts d'yeux, sourires, lancer des jigs, Banish Misfortune, The Killavil Jig, The Mist In The Glen, s'excuser de connaître surtout des standards mais au moins celles-ci j'en suis certaine, et puis sans s'y attendre attraper un reel rapide à la limite de l'intelligible, se perdre puis se raccrocher à l'assise rythmique, différente de quand on joue seule, se souvenir, parvenir pour la première fois à jouer d'oreille une polka, petite victoire. Les deux bodhráns ont des sons complètement différents l'un de l'autre, leurs joueurs des styles complètement différents l'un de l'autre, observer leur main qui se déplace doucement contre la membrane dans la caisse de résonance pour modifier la tension de la peau. Après chaque set, la satisfaction des instrumentistes d'avoir donné ça, être un peu fourbu-e-s, une gorgée de bière, causer un peu. Un autre reel, familier, rassurant, Last Night's Fun, et puis The Drunken Landlady, tes doigts savent mieux que toi où aller parce que tu les as trop joués, cette musique est joyeuse même en mineur et sa mélancolie réside dans les concentrations des musiciens, dans les yeux clos, les expressions sérieuses, abandonnées, la violoniste aux cheveux courts est belle, solide avec son air doux et triste, et on joue ensemble tous-te-s, ces danses qu'on tenait en secret en soi le reste du temps et puis que soudain on peut jouer en même temps que de parfait-e-s inconnu-e-s.