14 septembre 2017

ton histoire

Pour une raison que j'ai du mal à identifier, 120 battements par minute m'a laissée relativement froide.   Je me pose beaucoup la question de savoir pourquoi — tous mes potes se reconnaissant comme gays, bi-e-s ou lesbiennes ont adoré, ont été émus, ont été secoués. J'ai l'impression d'avoir un rouage qui fonctionne mal. Le film me laisse un goût de "je vois bien tout ce que tu as voulu transmettre mais je ne l'ai pas reçu", un goût inconfortable de manque. 

Peut-être à cause du jeu correct mais inégal des acteurs, à cause des séquences au ralenti à l'esthétique ultra-lisse, presque publicitaire, qui brisent le reste de l'histoire qui est tout sauf lisse et met en scène des personnages que je reconnais géniaux et tout sauf lisses. Quelque soit le type d'œuvre, films, séries, romans, musique, si le style ne me plaît pas j'ai souvent du mal à passer outre pour me laisser toucher par ce que veut faire passer l'artiste. Peut-être parce que je me suis blindée, déconnectée de mes émotions — c'est pas mon genre, mais peut-être que là ça fait écho à des choses trop sensibles pour moi, je suis en plein moment de pensées bousculées sur ma bisexualité qui n'est peut-être plus de la bisexualité mais de la lesbianité et sur ce que ça veut dire personnellement, politiquement et socialement.

Peut-être aussi qu'il y a eu mon sentiment bizarre d'éloignement, de distance avec la Communauté LGBT©, que j'ai depuis longtemps, pour plein de raisons qui se chevauchent, et je m'en sens coupable. Je suis là à me sentir bête, usurpatrice, et à me sentir en-dehors (tout en me sachant plus lesbienne que ce que j'avais jamais réalisé) et à culpabiliser de rien avoir ressenti d'autre que ce que ressentirait n'importe quel hétéro en voyant ce film, comme si j'avais pas été touchée par cette histoire que je partage de fait avec des milliers d'autres.

Et donc ma sœur dit qu'elle l'a vu et qu'elle a adoré — "c'est tellement réaliste". On est à table en famille. J'aime beaucoup être à table en famille.
(Non.)
Alors je dis ce que j'en ai pensé et, je sais pas ce qui m'a appris, je me suis aussi embarquée sur le terrain de "ça m'a pas transportée et j'aimerais comprendre pourquoi parce que c'est quand même mon histoire".
Je dis "mon histoire" avant tout pour moi-même. J'ai la sensation d'un devoir, "déjà que tu vis trop comme une hétéro pour avoir ta place où que ce soit connasse, apprends, mets-toi dans ta tête tous ce que les autres ont vécu comme merdes", je veux m'obliger à me confronter émotionnellement à cette mémoire-là. 
Mais ça, ça ne les regarde pas. J'ai dit "mon histoire" aussi pour les mettre en face de fait là, parce que je sais que tant que j'ai pas "ramené une fille à la maison", je n'aime pour eux les femmes que de manière fictive et abstraite, comment peut-il en être autrement Jacqueline, et que ça me fait mal parce que s'il y a une chose qui est bien réelle dans le foutoir de mes questions en ce moment, c'est ça, et que je refuse qu'ils m'acceptent à moitié en essayant de se rassurer. Et, l'espace d'une seconde, mes parents et ma sœur me regardent comme si je venais de leur détailler le phénomène de la baisse tendancielle du taux de profit
"ton histoire" ils répètent avec des points d'interrogation moqueurs dans la voix, genre t'es débile ou quoi t'étais même pas née
je dis ben oui mon histoire parce que c'est quand même l'histoire de la communauté homosexuelle
ma sœur dit sur le ton de celle qui dit une vérité vraie de Jésus, "bah tfaçon moi euh jpense que ça nous concerne tous cette histoire en fait"

je soupire intérieurement, c'est bien ma chérie tu as bien appris ta leçon d'éducation civique, et je dis "oui enfin historiquement c'est quand même pas le cas lol"
et puis mon père prend son sourire de père hétéro de gauche charlie qui se rappelle sa jeunesse
et il dit "c'est vrai que vous avez pas vécu ça mais c'était étrange comme période"... il a pas besoin de finir il nous a déjà dit, olala ces gens que tu voyais dans le métro qui faisaient peur — avec un petit rire discret qui parle de curiosités et de monstres
ce sourire qui dit que lui non plus, non, il n'a pas vécu cette époque
que lui était bien au chaud à l'écart ("qu'est-ce que tu veux faire")
on se mêle pas des histoires de pédés quoi jveux dire, d'ailleurs c'est lui qui adore parler du "droit à l'indifférence" quand viennent les Pride, 
ce serait tellement bien, des homos qui revendiquent qu'on se désintéresse d'eux
oh il a peut-être au mieux regardé les actions d'Act Up à la télé à l'époque
ah oui ça c'était impressionnant
et ils étaient en train de mourir
et ma mère rigole qu'elle va aller le voir elle aussi et qu'elle "va encore pleurer"
tout ça est une jolie forme de spectacle


bah oui, là du coup, je me suis "sentie gay", pour ce que ça veut dire — enfin si justement, ça veut dire ça, précisément, être confronté à ce que la société te renvoie de toi et de ceux qu'à ce moment là tu n'as aucun mal à voir comme les tiens, parce que c'est cette violence même qui te constitue en tant que dominé. Confrontée au fait que t'es en-dehors et qu'en face y a un spectateur, qui te regarde et qui décide des règles du jeu. Je sais pas, bon dieu, pourquoi j'ai pas été aussi bouleversée que je m'y attendais, mais c'est même pas vraiment la question. Regardez-vous bon dieu, répétez vos phrases plusieurs fois à voix haute, soyez conscients de vos petits sourires, de votre gêne, de votre exotisation, et moi j'vois juste l'urgence de me barrer de tout ça, de ne surtout pas renoncer à l'autre côté.

23 février 2017

pas crédible

Je vais bientôt dépasser 20 ans, alors je me suis dit qu'il fallait que j'écrive quelque chose, parce qu'on dit toujours que les enfants ne parlent pas, parce que ceux qui ont défendu les enfants ne l'ont fait qu'en tant qu'anciens enfants, et puis pour me souvenir moi. J'ai parlé d'âgisme sur ce blog, mais pas de mon statut d'enfant, j'ai fait un billet il y a longtemps sur des collègues fugueuses, mais pas sur ce que ça fait, ce qu'il faut dire avant d'oublier, de passer définitivement de l'autre côté, même si on peut toujours faire en sorte que la transition soit moins radicale, faire en sorte de pouvoir garder de l'empathie, faire en sorte de se souvenir, faire attention à ne pas complètement devenir adulte.
Je prétends pas dire grand chose de politique avec ce billet, je sais pas si c'est un témoignage, c'est pas vraiment le but, c'est un genre de note à moi-même pour plus tard, mais aussi une réaction à quelque chose, un déni de pas mal de militant-e-s féministes avec lesquels j'ai échangé, et voilà, en vrai j'aimerais leur balancer ça à la gueule et elles me riraient au nez, on va dire que je fais ça surtout parce que ça me fait du bien de l'écrire.

Je crois être dans une situation matérielle un peu particulière par rapport à cette question : je suis à l'université, lieu où je suis toujours perçue comme adulte parce que tout le monde y est adulte, mais... c'est un peu le seul. Le hasard de la biologie a fait que je suis minuscule et que j'ai un visage jeune, et le hasard de ma construction personnelle a fait que je suis particulièrement sensible et que j'ai du mal à contenir mes émotions. Ces quelques paramètres mis bout à bout suffisent à ce que pas mal de personnes que je croise plus ou moins longuement s'adressent toujours à moi en tant qu'une sorte d'enfant-adulte, ça me maintient de manière assez bizarre dans la catégorie de l'enfance.

Et je vois qu'ils hésitent entre m'humaniser ou non, me considérer comme interlocutrice légitime ou non, m'inclure dans leurs conversations ou non, qu'ils m'adressent parfois la parole avec ce ton débilitant et ces blagues nulles à chier censées faire rire les gosses, qu'ils hésitent à prendre mon avis en compte. Je vois bien que JP à la session irlandaise où je vais continue à me prendre pour une débutante complète malgré le fait que j'ai fini par maîtriser autant que lui le répertoire, je vois bien qu'il a des félicitations paternalistes qu'il n'aurait jamais avec personne d'autre, il me frotte la tête affectueusement sans que je ne lui aie rien demandé, comme on fait aux petits chiens. Je vois bien que mes parents peinent à ne pas me couvrir des mises en gardes et de rappels et de conseils superflus, évidents, qui, même s'ils ne sont jamais absurdes, ne font que m'empêcher de construire mon autonomie. Mais pour eux, j'en ai, par défaut, besoin. Petite fille.

Tout ça se retrouve dans mes interactions de camaraderie. Il s'est développé avec Twitter des amitiés autour de la politique qui sont proches tout en ne l'étant pas, c'est quelque chose d'un peu particulier. J'interagis beaucoup avec des camarades sans militer en pratique avec elleux. Je fréquente majoritairement des féministes anarchistes/de gauche radicale (c'est pas que j'adore ce terme mais voilà), et je voulais parler un peu de l'expérience que j'ai pu avoir, que j'ai parfois toujours, dans ces camaraderies-là tout en ayant 15, puis 16, puis 20 ans, parce qu'elle est assez caractéristique de ce que vivent les mômes un peu tout le temps, et que c'est là que ma place d'enfant/ado m'est renvoyée le plus violemment à la gueule.

Dans ces cercles il est généralement de bon ton de rire de l'idée d'une domination adulte ou du concept d'âgisme envers les enfants (alors que ce terme est utilisé depuis des années par des instituts de sondage et beaucoup d'autres gens pour les personnes âgées spécifiquement, qui vivent leur bonne grosse part de merde). C'est la première chose, qui englobe toute cette expérience d'enfant/ado qui, dans les cercles féministes anars, revendique d'être considérée au même titre que les plus âgées : la moquerie, la légèreté totale sur ces questions de la part de meufs d'une trentaine d'années.

Pourtant, il est assez facile de comprendre qu'en me mettant à fréquenter ces milieux, je m'attendais à ne pas avoir à faire valoir ma parole plus que n'importe qui d'autre : horizontalité, autogestion, tout ça. Mais non, il est apparemment très drôle de faire de l'ironie sur la domination adulte, ou plus exactement sur le fait qu'on pourrait, soi-même, en tant qu'adulte, en être le vecteur.
Situation type : "tain il me soûle à pleurer comme ça ce gosse, j'veux le gifler... haha, comment je suis âgiste t'as vu !!". Drôlerie, humour, poilade. Entre les deux phrases, il est peut être passé une seconde où la dame s'est dit "oups euh c'est pas ouf ce que je viens de dire", mais, heureusement, nous avons déjà une petite saillie humoristique et joviale surgelée pour éviter de nous excuser — même quand on dit ça devant des mômes d'ailleurs, ce qui est une constante de l'expérience de l'enfant/ado, être parfaitement conscient qu'on parle de toi sans t'inviter puisque tu ne peux ni comprendre ni le sujet de la conversation, ni repérer qu'on te met à l'écart, tu es trop con/ne.

Je crois vaguement savoir par quoi cette moquerie a pu être légitimée et finir par être la norme dans cemilieu précisément. Y a d'abord le fait que la notion d'âgisme envers les enfants est effectivement utilisée pour tout et n'importe quoi. Pour justifier la pédophilie, d'une part, avec un raisonnement pété qui fait tout sauf prendre en compte la domination matérielle des adultes sur les enfants (il se trouve en plus que ça faisait malheureusement partie de la rhétorique des grands textes anti-âgistes des années 70, et que les rares auteurs actuels qui traitent encore cette question sont de vieux gars libidineux aux discours très limite. Ce serait bien chouette d'écrire des bouquins anti-âgistes qui attaquent la pédophilie tiens). D'autre part,  au nom de l'inclusion-bienveillante-et-safe de pseudo-oppressions atomisées, pour mettre l'âgisme au même niveau que les autres oppressions matérielles — classe, genre, race. Ces oppressions sont créées au travers de violences qui ne sont pas subies universellement par les enfants en tant que groupe social (je pense à l'exploitation systémique, notamment, l'exploitation des enfants dans certains endroits n'étant qu'un phénomène dépendant du capitalisme).

J'admets être passée par ce genre de rhétorique "de classe" pour justifier la pertinence de l'analyse anti-âgiste, mais ça ne me paraît plus être la bonne. Je pense l'âgisme intimement relié au capitalisme et à l'obsession de l'utilité économique, de la rentabilité, et je pense que pour le coup, le "ça tombera tout seul avec le capitalisme" s'applique (presque). Cela dit, je ne vois absolument pas en quoi le fait de reconnaître qu'il ne s'agit pas d'une catégorie d'oppression en soi interdit de reconnaître des violences ciblées bien réelles envers les mômes, qui sont permises par une situation qui reste matérielle, tangible : les adultes ont un pouvoir juridique, physique et moral (l'autorité par défaut, l'autorité du "c'est comme ça, c'est moi qui décide parce que je suis adulte", qu'on t'oppose régulièrement quand tu es môme et qui te donne envie de mordre) énorme sur les enfants et je vois même pas comment on peut minimiser ça. Je ne vois pas non plus en quoi ça interdirait aux féministes matérialistes de veiller à ne pas faire comme si les mômes (en général et particulièrement celles avec lesquels elles militent) étaient des cors aux pieds.
De même, on m'a sorti que les adultes ne pouvaient pas avoir de "privilège" sur les enfants car ils étaient eux-mêmes exploités par le capitalisme. Comme si l'anti-âgisme prétendait nier les oppressions de classe (ce serait nier que les filles ne vivent pas la même chose que les garçons, que les enfants blancs ne vivent pas la même chose que les enfants noirs, et que les enfants pauvres ne vivent pas la même chose que les enfants riches, c'est parfaitement absurde). Et comme si être exploité dans la relation de classe empêchait d'être socialement avantagé sur un autre plan. Comme si le fait que les enfants ne travaillent pas les empêchait de vivre de la merde de la part des adultes et d'en souffrir.

On m'a souvent dit aussi que l'infantilisation que je vivais était sûrement moins liée à mon âge qu'au fait que je sois une femme. Bien sûr, j'appartiens par ailleurs à la classe sociale des femmes, dont les membres sont considérées comme des enfants (ou des animaux domestiques, point qu'elles partagent avec les enfants d'ailleurs) par beaucoup d'hommes, ce qui n'aide en rien et rejoint quelques fois cette exclusion liée à l'enfance-perçue.
D'une part, j'hallucine un peu qu'on balaye ainsi d'un revers de main la possibilité que cette infantilisation soit due à la fois à mon âge ET à mon statut de femme, c'est pas comme si c'était une nouveauté dans la pensée féministe. Firestone, dans Pour l'abolition de l'enfance (elle a des positions contestables mais c'est quand même un texte important), montre que les restrictions de liberté des femmes sont aussi celles des enfants, et que les deux mondes sont associés pendant plusieurs années de la vie. L'enfance est le domaine des femmes, qui sont là pour transmettre morale et règles sociales, pas pour aider l'enfant à s'émanciper (l'émancipation, c'est les hommes, qui s'occuperont de finir l'éducation des garçons et non celle des filles. Les filles ne deviennent jamais vraiment des adultes). Elle compare aussi les situations où l'enfant est placé sur un piédestal à celles où les femmes sont louées (pour leur beauté et leur capacité à la maternité) : ces tendances sociales n'annulent en rien l'exclusion des femmes et des enfants, et la continuent au contraire.
Ça c'est pour le côté théorique. Mais d'autre part, JP ne frotte pas affectueusement la tête des autres femmes à la session irlandaise. Les femmes Adultes ne font pas de blagues connes gouzi-gouzi aux autres femmes Adultes. Et dans les cercles féministes, les remarques selon lesquelles mon avis ne vaut rien parce que j'ai l'âge que j'ai viennent bien de mes camarades femmes. Je pense savoir ce que je vis et avoir un minimum les outils pour l'analyser.

La deuxième raison des moqueries, j'imagine qu'elle est liée à la position par rapport à la maternité. Je vais sans doute en parler maladroitement mais en j'ai l'impression que le fait de se réapproprier entre femmes notre corps, de militer pour un accès totalement libre à l'IVG et la contraception, de nous libérer de l'idée de la maternité comme but ultime de La Femme, a conduit certaines à s'écarter violemment des enfants, comme s'ils étaient la cause de l'enchaînement des femmes à la maternité. J'utilise "violemment" et "des enfants" pour bien préciser ce qui me gêne là-dedans : ce n'est ni le fait de ne pas avoir de contact détendu/agréable avec ces personnes (même si je pense que ça se construit et que si on prenait la peine de considérer les enfants comme des personnes ça irait mieux, mais je suis la première à voir que c'est pas facile, je suis moi même généralement très mal à l'aise avec les gens de moins de 12 ans lol), ni le fait de rejeter en bloc le carcan social de la maternité (jveux lui dérouiller sa face), ou d'être dégoûtée à l'idée d'être enceinte (salut salut) ou de parler du fait qu'on n'a vraiment pas envie d'élever des gosses. Ce qui me gêne et me chagrine vraiment, c'est qu'on en vienne à des attitudes de rejet violent des enfants en tant que catégorie de personnes, et c'est ce qui se passe.

Ne serait-ce que par les blagues lues/entendues maintes fois à base de Gosses Insupportables Qui Osent Pleurer Dans Mon Wagon (ok, c'est chiant, mais as-tu réellement besoin de t'en plaindre publiquement) et de comparaisons à des larves ou à des parasites. Blagues que les enfants entendent, et comprennent, sans que l'on daigne leur accorder une once d'attention. Blagues que je lis, venant de mes camarades. Dans le milieu militant féministe, on s'accorde à ne pas insulter des gens en position de faiblesse sociale (quelle que soit la manière dont on considère l'âgisme, j'ose espérer, encore une fois, que la faiblesse sociale des enfants n'est pas un débat) sur la base de ce qu'ils sont. Mais pour une raison quelconque, pour les mômes ça passe. Ils ne nous lisent pas, de toute façon. On peut leur cracher dessus pour le simple fait qu'ils aient l'âge qu'ils ont, et c'est drôle. On peut joyeusement montrer notre pouvoir sur eux pour s'assurer qu'on le possède, et c'est anodin.

Moi, quand je lis ça, ça me tord le bide et je veux tout exploser.

Je ne décrirai pas en détail ce que ça fait d'être constamment infantilisé. Les personnes à qui je m'adresse sont probablement tout à fait capables de faire l'effort de se rappeler de ce qu'elles ont pu vivre étant gosses, de faire le parallèle avec ce qu'elles peuvent vivre en tant que femmes, ou de simplement imaginer qu'un sentiment perpétuel d'exclusion et de moquerie de cette exclusion est assez insupportable. Il faut juste accepter pour trente secondes de sortir de ses principes sur "l'âgisme quelle connerie de notion". Mais enfin, sentir h24 que ton avis sera bien moins relayé et écouté (parce que peut-être formulé de manière moins adroite, moins stylée, moins sûre) que celui de gens qui ont dix-vingt ans de plus, et surtout si c'est un avis qui ne rejoint pas celui du reste du groupe d'amies-camarades, c'est violent. Voir tes arguments dans un débat balayés par un "t'as rien compris, t'as pas assez d'expérience", c'est violent. D'autant plus que c'est ce qu'on vit tous les jours hors des cercles militants et qu'on aimerait justement pouvoir s'y reposer un peu. On se voit méprisés par des meufs qui sont fans de Christiane Rochefort (Encore heureux qu'on va vers l'été, Les enfants d'abord)...


Dans tous les cas, ce qui permet aux adultes de se foutre de notre gueule, c'est une déshumanisation. On est des créatures étranges, des insectes, des machins qui ont l'inélégance d'apprendre à faire et à être en faisant trop de bruit, en n'utilisant pas les bons mots, en n'étant pas toujours compréhensibles ni malléables, en s'opposant aux adultes, en étant ce qu'ils ne sont pas et en prenant de l'espace. En cela, je pense que notre expérience de gosses est similaire à celle de n'importe quel groupe marginalisé, y compris les femmes. Même quand on parle, nos mots sont inaudibles à ceux qui détiennent un pouvoir sur nous, pouvoir rarement questionné, toujours valorisé (que personne ne me parle du fait qu'on écoute un peu plus les enfants qu'avant et qu'il y aurait une sorte de mode de remise en cause de l'autorité adulte, c'est très partiel et ça n'empêche pas la domination d'exister). Et même sans poser ces mots-là sur cette situation, les enfants s'en rendent parfaitement compte. Ils se rendent bien compte qu'ils sont constamment fabriqués comme "étrangers", qu'ils sont mis hors du monde.

Il serait temps qu'on comprenne que les enfants, et surtout les adolescent-e-s puisque c'est généralement à eux que s'applique cette idée, ne sont pas contre les adultes par esprit de rébellion gratuite. Ce mépris de la rébellion adolescente est construit par les adultes, qui voient bien que les adolescent-e-s les détestent mais refusent de se dire que c'est pour autre chose qu'une raison futile. Les adolescent-e-s s'opposent à vous parce que vous avez réellement, souvent, un comportement de merde à notre égard. Parce que vous ne faites pas l'effort de vous adresser à nous comme à des personnes raisonnables et dignes de considération sincère, ni même dignes de construire une relation intéressante avec vous. On ne construit pas de relation avec des adolescent-e-s, on les gère, on les méprise, on les regarde de loin.
J'imagine (et là du coup je parle depuis ma position de jeune adulte qui se prend parfois à avoir des attitudes désagréables avec les enfants) qu'il est très confortable de s'écarter violemment de l'enfance/adolescence quand on sent qu'on la quitte.  Ça permet d'affirmer que d'accord, on vieillit et on s'éloigne du moment où on a comme rare liberté celle de ne rien foutre, mais nous, on est productifs, on réfléchit, on a de l'intérêt, contrairement aux enfants. Ça permet de se rassurer en épousant le pouvoir que nous donne la société sur les mômes. Et comme tous les pouvoirs de catégories de personnes sur d'autres, je pense qu'il serait assez sympathique qu'on accepte de les analyser, et qu'on s'en débarrasse, et ça pourrait (je dis ça au hasard) commencer par nos propres milieux gauchistes-féministes.