3 novembre 2013

“Avec humanité”

Mercredi 17 octobre au soir, je reçois un texto qui a circulé dans la plupart des lycées parisiens, appelant à la mobilisation pour Leonarda et Khatchik. Il est autour de dix heures. Je soupire. Ça va pas marcher. Ça marche jamais. Surtout dans mon bahut, on est à peine 300, les trois quart restent chez eux. Les dernières fois, c'était pour des suppressions de postes de profs. Il y avait trois poubelles, la proviseure qui voulait laisser passer ceux qui veulent aller en cours. La blague. Et puis des profs, les gens ont du mal à se solidariser, m'voyez. Ici, la cause est parfaitement compréhensible, tout le monde peut se rendre compte que c'est injuste. Mais même. Cette fois encore, ça ressemble trop à du dernier moment. Ça va être l'impro totale, les slogans à deux balles, le manque de crédibilité.
Je pense à leur réalité, à eux, les expulsés. Ceux qu'on ne veut pas laisser vivre ici parce qu'ils n'ont pas le bon bout de papier, la bonne tête, la bonne histoire familiale, la bonne langue. Leur réalité c'est celle que je ne vivrai ni ne comprendrai jamais, parce que ma famille est de ce bout de terre depuis assez longtemps pour que Valls pense qu'elle est plus légitime à vivre ici que les autres, et que, par conséquent, mes parents n'ont pas de titre de séjour à renouveler, n'ont pas d'attentes angoissées de la réponse de la préfecture, n'ont pas peur de se retrouver à l'aéroport, un matin sans prévenir, menottés dans la zone d'attente. Ma famille ne fuit rien. Ni la guerre, ni la pauvreté, ni la dictature, ni la répression. On n'a pas besoin de rêver d'un avenir meilleur : les chances sont de notre côté, parce que nous sommes, disent-ils, "chez nous". Plus que d'autres qui pourtant vivent ici tout autant que nous. Et qu'on a les moyens, et qu'on est blancs. 
Je suis en colère. Big deal. Sous ma couette, chez moi, où j'ai certes froid, mais où je vais probablement parvenir à dormir sans penser à ces histoires toute la nuit. Je suis en colère et ça ne sert à rien. Je ferme les yeux. Demain, y'a cours.

Je me réveille un peu tard. Un nouveau texto d'un gars qui me demande si j'aurais pas en réserve des autocollants, slogans ou autres affiches, voire un drapeau noir, ce serait gentil. J'ai un petit rire. Déjà, non, j'ai pas ça chez moi, enfin, pas en piles de 100. Le drapeau, non merci, je suis allergique. S'ils en sont aux drapeaux anars, j'imagine que le coco du fond de la classe a déjà prévu d'arborer ses autocollants du PCF, pour faire peur aux maternelles à côté, et un étendard aux couleurs des Jeunesses Communistes (Oui, y'a des dingues, dans ma classe). Et puis faudrait que tout le monde arrive au moins une demi-heure plus tôt, pour installer le truc. Impossible. La blague, je répète. Et puis un autre texto d'une copine dans un lycée encore plus bourgeois que le mien. Elle demande s'il y a mobilisation, chez nous, parce que même chez elle, y'a l'air d'avoir du mouvement. Eh mais, wait. Tout n'est peut-être pas perdu.

J'arrive en courant à 7h40. Déjà du monde. Les gens qui vont en cours seront cinq en tout et pour tout (que voulez-vous espérer de terminales S, aussi). Oui, ma proviseure veut absolument qu'ils puisse entrer (sinon elle appelle les flics), elle a tout compris au principe du blocus. Nevermind.
Dehors, ils ont sorti les poubelles et sont allés piquer des trucs de chantier dans la rue d'à-côté. Tain mais c'est qu'il est efficace, le coco du fond de la classe. Bon, il se sent plus, évidemment, il est content de prendre les choses en main — tfaçon, l'autogestion ça marche pas, qu'il dit. Mais je dois admettre que j'aurais jamais pensé qu'ils le feraient vraiment. On finit d'installer les poubelles, il fait encore nuit.

L'effectif s'agrandit. Les gens arrivent, ceux qui habitent le plus près partent chercher marqueurs et cartons, et improvisent des pancartes avec des jolies fautes d'orthographe. Plus de place pour le s, à expulsions, mais au moins, les lettrages sont classe, y'a des graffeurs dans le lot.
Le jour se lève. C'est une rue coincée entre des barres d'immeubles, où circulent plus de voitures que de piétons, on nous verra pas beaucoup, mais tant pis. Au moins, les gens le font, on a l'impression de compter.
Les profs arrivent, eux aussi. Ils demandent à la CPE ce qui se passe, puis hochent la tête ; certains repartent se remettre au lit, les autres tiennent à faire leur devoir de fonctionnaires. Certains sympathisent avec la cause, mais n'iraient quand même pas jusqu'à tenir le blocus avec nous (ne pas prendre parti, toussa).

Coco grimpe sur une poubelle. Il s'apprête à lire le tract du FIDL, puis se ravise, ça ferait un peu con. Alors il explique que Khatchik et Leonarda se sont fait expulser parce qu'ils étaient sans-papiers, et qu'aujourd'hui y'a une journée de mobilisation à Paris, et que c'est important de le faire. Il a commencé par préciser que contrairement à ce que pourraient dire les mauvaises langues, on fait pas ça pour sécher les cours. Nécessaire à clarifier, vu la méfiance qu'on sentait chez les adultes (et même certains élèves un peu trop raisonnables). Ça manque juste un peu de remise en contexte : Leonarda et Khatchik ne sont ni les seuls, ni les premiers… Il ajoute : « Bientôt y'a les petits de la maternelle qui vont passer, faites-leur un couloir, s'il-vous-plaît. Et aussi, après va y avoir les éboueurs, faudra descendre, ils ont déjà un boulot pénible, leur rendez pas la tâche plus difficile. »

Les gens discutent, chantent, tapent sur les poubelles avec des baguettes de batterie. Pas de slogans très inventifs, mais ça peut jamais être pire que la CFDT. Y a des amoureux qui s'embrassent et d'autres qui s'appellent camarade, aussi, mais c'est pour le fun. Les automobilistes klaxonnent en levant le pouce quand ils nous voient. C'est la fête, ouais, aussi. Mais régulièrement, les slogans rappellent pourquoi on est là.
On part à 10h30 vers la manif à Nation. Les gens gueulent dans le métro, mais on récolte quand même des sourires sympathiques. Une dame rouspète qu'on dessert la cause, ben tiens.
Et on arrive, et le rassemblement est bien plus dense que ce que j'aurais imaginé. On doit bien être 2000, que des lycéens, et du soleil. Quels minables, là-haut. Vous voyez ? On est là. Votre politique inhumaine, on veut qu'elle s'arrête. La vôtre comme celle de tous les gouvernements à venir.
Je suis trop crevée et gelée pour aller à la manif, mais je reste une petite heure sur la place. En rentrant, j'ouvre Twitter. Y'en a des drôles qui pensent que ça y est, c'est la révolution. Je découvre les différentes déclarations des politiciens, à la fin de la semaine on aura Valls, Hollande, Le Pen, tous plus ignobles les uns que les autres.

Aspect pénible, qui concerne moins directement Leonarda mais sans lequel ne va aucune mobilisation lycéenne : le paternalisme des politiciens, des éditorialistes et d'autres messieurs-dames tout à fait lambda, confortablement installés dans leur certitude que l'ordre est le garant de la démocratie blablabla, et que la place des jeunes est en cours à écouter sagement le professeur. J'ai senti la lassitude me gagner en lisant les commentaires sous-entendant que de toute façon on comprend rien à la politique, qu'on fait ça pour être en vacances plus tôt, que les blocus c'est anti-démocratique, que si on défend l'éducation de ces jeunes sans-papiers on a qu'à retourner en cours.

Oui, on est contents de pas aller en cours, parce que non, on est pas spécialement réjouis, le matin à 6 h, par la perspective de se retrouver le cul vissé sur une chaise toute la journée à écouter un cours. Brand new information. Oui, beaucoup de gens viennent pour le côté festif. D'autres sont des bourges qui viennent pour s'offrir des sensations et de la rebel attitude. Oui, les gens fument, boivent, rigolent. Certains ont juste entendu parler de l'histoire. Ils savent que les expulsions c'est pas très gentil, mais ils ont jamais vraiment réfléchi à la question.
Comme dans n'importe quelle manif, quoi.

Mais il y a aussi des gens, et c'est pas forcément incompatible, ils sont même probablement une majorité, qui savent parfaitement pourquoi ils sont là, qui pensent aux expulsés, qui se demandent pourquoi on a pas fait ça plus tôt. Qui déplorent que soudain on se réveille alors qu'il aurait fallu le faire des années plus tôt. Qui sont prêts à retourner manifester. Qui ont le sentiment de faire enfin bouger les choses et qui attendaient ça depuis longtemps. On est là parce qu'on n'est pas d'accord et on sait pourquoi. Il y a aussi des gens qui ont commencé à s'intéresser au problème avec ces manifs. On est plus ou moins réformistes, on croit plus ou moins au bulletin de vote, mais on sait en tout cas qu'on refuse de cautionner un système raciste, classiste et répressif, que c'est pas ce monde-là dans lequel on veut vivre.
Et si vraiment la mobilisation lycéenne faiblit parce que les guignols trouvent que c'est plus aussi fun, de toute façon, les convaincus iront se faire entendre autrement. Il serait temps que les adultes pigent qu'on pense par nous-mêmes, qu'on est capables de s'interroger, beaucoup plus qu'ils ne le croient. On n'a pas besoin qu'ils soient là pour valider nos prises de positions, pour nous “guider dans nos choix” ou je sais pas quelle connerie. Leur avis en tant qu'adultes, on s'en fout, on est intéressés par leur avis en tant que personnes.

M'enfin revenons à l'affaire elle-même.
La très magnanime proposition de Hollande de faire revenir Leonarda sans sa famille. Genre “pour satisfaire la foule, on va leur donner ce qu'ils réclament. Ben quoi, c'est bien de Leonarda toute seule dont ils parlent, non ?” C'est ça, faites semblant de pas comprendre que les revendications sont bien plus larges. Faites semblant de pas savoir qu'un tel choix est juste horrible à faire pour n'importe qui. Faites semblant de ne pas savoir que c'est inhumain.
Les journalistes qui parlent pendant des jours du fait que le père a menti quant à l'origine de ses enfants alors qu'on en a rien à foutre. Un parent ment pour protéger ses enfants, et on fait en sorte de le présenter comme un méchant pas beau, regardez, on va quand même pas laisser un menteur (un menteur, mes aïeux) rester peinard sur notre territoire à nous bien cloisonné. Les médias comme des vautours autour de la famille de Leonarda, oubliant que ce sont des GENS.

Ah oui, et puis, on attendait le fameux rapport sur l'affaire. Rendu entièrement public — j'hésite entre saluer la transparence et l'impression détestable que Leonarda a été jetée en pâture à toute l'opinion, comme si chacun devait pouvoir y aller de son petit commentaire, décider ce que devrait être la vie de cette fille au regard de son histoire, tout savoir de sa situation familiale analysée hyper précisément, etc. Dans ce torchon (qui n'a rien à envier à la Une de Valeurs Actuelles sur le sujet), Le Point explique en long, en large et en travers, à grands renforts de tournures sensationnalistes, que selon le rapport, c'est rien qu'une famille de délinquants. Le père est une feignasse, puisqu'il refuse des offres d'emploi. ASSISTÉ. Sa fille sèche les cours, SO SHOCKING. C'est sûr que c'est grave et exceptionnel, aucun élève de nationalité française ne le fait, ici… Et de donner le détails de toutes ses absences depuis la 6ème. Voilà, ça sert à ça, aussi, les logiciels où les surveillants notent scrupuleusement l'heure, la durée et le motif de tes absences.

Les étrangers, les immigrés, les minorités, doivent être irréprochables en permanence, n'avoir jamais aucune faiblesse, alors que les bons Français, les blancs (et on peut évidemment étendre ça aux dominants en général ; les hommes, les hétéros, les riches…), pour eux, on ne se pose pas la question. On n'en fait pas un débat public. Quand ça devient du ressort de la loi, il y a un procès, mais pas un débat public. Entendre au journal de France Inter que le collégien Jean-Kevin Martin a été reconnu coupable d'avoir manqué 195 heures de cours depuis le début de l'année scolaire, que son droit de séjour sur le territoire est remis en cause et que les ministères de l’Éducation de l'Intérieur et de l'Éducation Nationale devraient s'exprimer dans les prochains jours… Nope. Ça n'existe pas. L'étranger est soupçonné par défaut d'être méchant, sale, de vivre sur les dos des autres, de rien faire comme nous et de battre sa femme. C'est tout le temps sur lui que vont se poser les soupçons, même quand c'est lui qui est victime de quelque chose. Il doit bien être responsable de sa situation, quelque part. Il doit tout le temps prouver, rendre des comptes, montrer qu'il peut prétendre à être reconnu comme légitime par le dominant. Faire des efforts en permanence, quand nous, blancs, légaux, approuvés, avons le droit d'être chez nous partout, sans demander de permission.
Et j'imagine que ce genre d'article contribue grandement à ce mode de fonctionnement.

Et donc, la conclusion de tout ça, c'est que l'expulsion était conforme à la loi. La belle affaire. Comme si c'était le problème. Le dernier paragraphe est à vomir. On sent la jubilation du journaliste : « HA, vous voyez, quand on vous dit que c'était légal, que c'était bien de les expulser, vous avez pu constater vous-même, dans mon article totalement objectif, que cette famille c'était rien que des sales pauvres qui volent pour vivre. » Et puis "avec humanité", hein, qu'il dit. Parce que c'est à lui, hyper privilégié par rapport à Leonarda,  de décider si c'est humain ou pas. C'est ce que le gouvernement a dit aussi. « On est bien gentils, quand même, regardez tout ce qu'ils ont fait de vilain, et nous on les expulse humainement, qu'est-ce qu'on est sympas. » Et eux sont les ingrats, bien sûr. TOUT VA BIEN, alors.
On se fout de savoir quel ont été les faits et gestes de la famille de Leonarda sur les 10 dernières années. On se fout de savoir si son expulsion était légale ou pas. On veut juste pas de ce système. Quand la loi permet des injustices pareilles, le mieux qu'on puisse faire (si tant est qu'on veuille garder un gouvernement), c'est de la changer.


Quelques liens.
EDIT : prochaines manifs en région parisienne :

5 novembre, 12 h place de la Bastille
9 novembre, 14h30 au 263 rue de Paris à Montreuil