15 janvier 2015

Union sacrée tu m'auras pas

L'attentat à Charlie Hebdo et la tuerie du magasin cacher ont donc conduit le gouvernement à décréter (ou instiller plus ou moins tacitement, je ne sais pas) une politique d'union nationale.

J'ai un léger problème, du coup. Voilà : je conchie l'union nationale. Oui, les événements m'ont émue. Mais voilà, c'est une émotion, ça passe. J'avais déjà du mal avec les propos niais, larmoyants, les dessins de crayons qui saignent et le ton "Charlie Hebdo martyrs de la liberté d'expression". Mais alors s'il y a une chose que je ne supporte pas, si vous voulez me donner la nausée, une chose à faire : louer cet état de réconciliation hypocrite, artificiel, face à un adversaire qui, selon les bourgeois, mérite qu'on se laisse faire à ce petit jeu.

Non, désolée. Je ne veux pas jouer avec vous. Je veux pas aller me les geler place de la République et être contente du nombre de manifestants juste parce qu'une abstraction m'y enjoint. Je ne suis pas unie avec le reste de la France juste parce qu'il est le reste de la France. Je ne suis pas unie avec Le Pen. Je ne suis pas unie avec Dieudonné. Je ne suis pas unie avec Hollande, avec Sarkozy, avec le patron de La Poste (dont les salariés sont en grève un peu partout en France en ce moment sans que grand monde n'en parle), avec Caroline Fourest, ni avec tous ces citoyennistes de mes deux. Je ne suis pas de leur côté. Je vais sonner comme une révolutionnaire primaire, mais il y a deux côtés de la barricade. Je pense qu'on peut (qu'on doit) se poser toutes les questions qu'on veut, mais rester conscient.e.s de qui on soutient. 
Parce que là, vous n'avez pas soutenu la liberté d'expression ou même les proches des victimes. Vous avez juste soutenu la bourgeoisie, la mièvrerie, le lissage des plateaux télés, le racolage, le gouvernement des peuples par l'émotion. Two fucking thousand people ont été tués au Nigeria par votre "ennemi intérieur" et tout ce qu'on a trouvé à faire en France c'est être 4 millions à marcher pour la tolérance, la liberté d'expression et la paix avec Dieudonné, Viktor Orban, le roi de Jordanie, un représentant du gouvernement turc, un représentant des Etats-Unis où les crimes raciaux de cet été n'ont toujours pas été reconnus, j'en passe et des meilleurs. Je suis sûre que les types de Boko Haram sont, à l'heure qu'il est, allés s'engager dans les droits de l'Homme, et que Recep Tayyip Erdoğan ou le président tunisien ont libéré tous leurs prisonniers politiques.

Ça me fout les jetons, cette soudaine solidarité (qui n'en n'est pas vraiment une), ce soudain engagement politique (qui n'en est pas vraiment un). Demandons-nous pourquoi tout d'un coup des gens se découvrent des convictions "politiques" : c'est facile. C'est facile de dire Je suis Charlie. Mais c'est pas de la politique (je parle de politique au sens premier du terme : réfléchir à comment faire marcher une société). C'est facile de dire que le terrorisme c'est mal. 
Où êtes-vous pour les victimes de la police ? Où êtes-vous pour les travailleurs et les chômeurs immolés ? Où êtes-vous pour ceux qui peuvent (je suis consciente que c'est un privilège) lutter sur le terrain ? Où êtes-vous pour les femmes voilées tabassées en pleine rues, les discriminé.e.s à l'embauche à cause de leur simple nom ? Pour réfléchir au caractère structurel des oppressions ? Où êtes vous où pour organiser une résistance ? Où êtes-vous pour les terroristes masculinistes, les terroristes flics, les terroristes patrons ? Où êtes-vous pour la grève générale ? Ce serait ça, une belle "union nationale"... Et dans quelques mois, quand tout ça sera bien fini, vous retournerez à vos moqueries sur les militant.es révolutionnaires, féministes, anarchistes, antiracistes.

Je sature du vocabulaire guerrier. Surtout de notre part, en France. 2 millions de gens ont été tués au Nigeria par des islamistes et nos dirigeants à nous hurlent partout qu'on est en guerre et en profitent pour soumettre des projets de lois ultra-répressives. Mais en guerre contre qui ? Une entité tellement mouvante que ça permet de faire gober aux gens n'importe quoi, dis-donc. 
Ils font arrêter des gens qui gueulent des conneries bourrés ou qui parodient des Unes de Charlie avec pour motif : "apologie du terrorisme". Plus drôle encore : des avocats ont refusé de défendre certains de ces accusés d'apologie du terrorisme. Je croyais que le fait que tout le monde ait droit à un procès équitable c'est une des choses dont votre nation se targue ? Vous auriez refusé de défendre les connards de La Manif pour Tous ?
Proposition de renforcer l'espace Schengen. Les mecs étaient Français. De surveiller Internet encore plus. Les mecs ont été radicalisés en prison, dont ils filmaient il y a quelques temps les conditions de survie immondes. Nos gouvernants sont décidément des génies aux voies impénétrables.

Plus de cinquante agressions contre des musulmans recensées en France depuis l'attentat dont des putain de tirs de grenades. Vous croyez que c'est la faute de qui ? Que ces ordures islamophobes sortent de nulle part ? Ou que l'éducation raciste se fait uniquement par papa-maman ? Non, c'est drôle, l'éducation ça passe aussi beaucoup par ce qu'on lit/entend dans notre environnement quotidien hors de la famille et de l'école, c'est-à-dire par les médias et ce qu'on y lit. Il y a les articles biaisés sous-entendant que les musulmans sont tous des immigrés qui nous piquent notre pain, sont tous des islamistes, qui font bien comprendre que les musulmans ne seront jamais vraiment considérés comme français (David Pujadas parlait l'autre soir de mariages entre musulmans et françaises, on l'applaudit bien fort), qui sous-entendent que les femmes voilées ne le sont jamais par choix et que leurs maris sont tous des tyrans ultra-religieux. Oui parce que, si l'extrême-droite joue toujours son rôle, elle est loin d'être impliquée partout. Il n'y a pas que des connards professionnels qui attaquent les musulmans, il y a aussi des connards qui y sont arrivés petit à petit, portés par le flot de l'islamophobie ambiante. Et il y a aussi les paroles des politiciens rapportées dans ces torchons, qui disent les mêmes choses, cautionnant ainsi les préjugés et la haine de toute une catégorie de la population (sans compter les Rroms, les immigrés en général ou les bénéficiaires des minimas sociaux).

La liesse anesthésiante est aussi favorisée par des trucs comme offrir la légion d'honneur et la nationalisation au jeune musulman qui a sauvé une quinzaine de clients dans le magasin casher l'autre jour. Alors oui, ce gars est admirable. Mais du coup, la nation le récupère. On le politise. "Tu as fait ça pour la nation" ben euh non, il a juste sauvé des êtres humains quoi. Et puis ça sous-entend que la nationalisation se mérite. Or, non, on "mérite" pas de pouvoir vivre comme tout le monde sur un territoire et de pouvoir circuler librement. C'est bête hein, même si le gouvernement aimerait bien parce que ce sont des obsessionnels du mérite, ça marche pas comme ça. Le Pays des Droits de l'Homme, garantis à la naissance, toussa, voilà, je, hem. (J'aime pas le concept de droits, mais c'est une autre question).

Pis le dernier truc, c'est leurs inquiétudes pour les jeunes. Et que je te ponde des tonnes d'articles sur la difficulté pour les profs d'en parler à leurs élèves, sur comment l'école est le rempart contre le terrorisme, sur comment les jeunes du 93 sont rien que des cailleras enfants d'assistés et comment c'est trop étonnant qu'ils condamnent le terrorisme (wahou, ils sont intelligents ces mômes, mine de rien !). Ces articles sont d'un mépris dingue et me filent des boutons parce qu'ils puent la vieille France, les volontés de "redressement" des mauvais garçons, de moralisation... de lavage de cerveau, quoi. La ministre de l'éducation, Najat Valaud-Belkacem, a eu ces phrases éclairantes : «Même là où il n’y a pas eu d’incidents, il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves. Nous avons tous entendu les "oui, je soutiens Charlie, mais", les "deux poids deux mesures", "pourquoi défendre la liberté d’expression ici et pas là". Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les entend à l’école qui est chargée de transmettre des valeurs. Des valeurs qui nous paraissent absolument évidentes comme la liberté d’expression, la laïcité, le rejet viscéral de l’antisémitisme, le respect de la loi et de l’autorité, ne le sont pas tant que ça pour un certain nombre d’enfants, de jeunes, d’adolescents». Ainsi donc, on courrait à la catastrophe parce que des gamins réfléchissent. Ainsi donc, on ne mettrait pas les enfants à l'école pour les émanciper ? Moi qui croyais...
On s'est mis en tête de remettre dans le droit chemin les petits délinquants qui n'ont pas fait la minute de silence. Eric Ciotti (la blague pourrait s'arrêter là, mais il y a plus drôle), se sentant investi d'une mission moralisatrice à l'instar du reste de la classe politique (aidés par les journalistes à grand renforts d'articles du genre "Que faire des enfants qui n'ont pas respecté la minute de silence" ?), proposait aujourd'hui sur Twitter de retirer les allocations aux familles de ces élèves.
Une amie disait que dans l'établissement scolaire où elle travaille, les profs s'étaient mis en tête, après une altercation entre des élèves et une prof qui avait fait un amalgame beaucoup trop flagrant entre musulmans = soutiens du terrorisme, de dire aux CPE qui portait ses stickers "Je suis Charlie" et qui n'en portait pas lors d'une intervention du recteur. Sur Twitter, dans le même ordre d'idées, des gens s'amusent à retrouver des tweets critiques envers Charlie Hebdo de certains utilisateur.trices datant d'avant l'attentat pour dire "aha, vous voyez, ils pensent qu'ils l'ont bien mérité, j'en suis sûr". Délation et logique de "ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous". On en est là.
Valls veut "créer, au sein de la direction de la Protection judiciaire de la jeunesse, une unité de renseignement, à l'instar de ce qui est fait dans l'administration pénitentiaire" pour "comprendre le parcours de radicalisation des jeunes". Sauf qu'ils (le gouvernement) ne le comprendront pas. Impossible. Ils sont tous des rouages de la machine du pouvoir qui écrase tous les jours, lentement mais sûrement, à coup de restrictions, de répression, de vies précaires, des gens comme les auteurs de la tuerie. Ils sont des rouages du capitalisme en allant lécher les bottes des patrons. Ils perpétuent directement l'Etat policier en militarisant les flics, en augmentant le nombre de militaires postés en surveillance, en arrêtant n'importe qui. Comment veulent-ils comprendre qu'ils, que ce en quoi ils croient (le matraquage continuel des Valeurs de la république et la soumission obligatoire à ces mêmes valeurs), est en grande partie à la source de ce qu'ils veulent combattre.

Alors voilà, journaleux, politiciens, citoyennistes, je vous vomis. Je vomis votre union sacrée qui ne sert qu'à masquer ou justifier toutes les merdes répressives et probablement islamophobes par la suite, en sous-entendant que critiquer c'est faire l'apologie du terrorisme, à masquer les victimes du terrorisme d'Etat, les victimes de La Manif Pour Tous (les LGBT qui se sont suicidé.es suite au climat qu'ils ont instauré), les victimes du capitalisme, de la misogynie, du racisme institutionnalisés. Votre union sacrée qui autorise des crétin.e.s à affirmer haut et fort à la télé qu'il faut "traquer ceux qui ne sont pas Charlie".
Je vomis votre discipline, votre morale républicaine, votre tristesse institutionnelle, votre solidarité envers personne, vos récupérations pendant que vous chiez sur les travailleur.euses, les immigré.es.
Je vomis vos "valeurs républicaines", je n'ai pas besoin de me rallier à des valeurs nationales, institutionnelles, pour être certaine de tout mon être que tout le monde doit être libre. 

Je dois avoir oublié dans cet article des tas d'autres raisons qui me font hurler quand je pense à ce que vous avez instauré, mais je voulais finir en disant que les terroristes à Charlie ne m'ont pas attaquée moi. Je ne me sens pas "blessée dans mes valeurs". Je me sens triste, et j'ai peur, parce que justement, des connards comme vous vont en profiter pour faire n'importe quoi, étouffer les critiques, étouffer les mouvements de contestation sur d'autres enjeux, ériger des abstractions en choses pour lesquelles il faut se sacrifier. Allez pourrir.

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