29 octobre 2016

Non, leur masculinité n'est pas "fragile"

On lit régulièrement, dans les discours féministes les plus classiques sur Internet, des apostrophes moqueuses à l'adresse d'hommes qui agressent des femmes, basées sur l'idée que ces hommes auraient une "masculinité fragile", qui serait la cause de leur violence. J'ai trouvé ça, par exemple, dans des cas où un homme, sur un site de rencontres, insultait une femme qui n'avait pas répondu à ses avances au bout de dix minutes ; mais aussi des situations où un homme avait tiré au revolver sur une femme qui n'avait pas répondu à son harcèlement de rue (ici le ton n'était plus amusé, mais l'idée était toujours là). 

Ça m'agace. D'un point de vue féministe, je trouve ça politiquement dangereux.

S'il existe une masculinité "fragile" qui conduit à agresser les femmes, c'est qu'il existe une masculinité "solide" (lol) qui aurait l'effet inverse. Une bonne masculinité, qui rendrait les hommes gentils et responsables. Je répondrais d'une part à ça que la masculinité/virilité est partout en Occident énoncée comme rattachée à des notions bien particulières : force, aptitude au combat, dureté. Des valeurs ayant un rapport étroit avec la violence, en fait.
"Mais, méchante féministe révolutionnaire misandre, n'as-tu pas pensé qu'on pourrait redéfinir la masculinité en des termes moins violents ?" C'est en gros le discours tenu généralement à mes camarades et moi sur la question. Le truc c'est que les définitions de la masculinité sont purement une construction patriarcale : elles sont énoncées et envisagées en opposition à la féminité, et cette division n'existe que pour servir une domination (sinon quel est l'intérêt de se faire chier à diviser tous les instants de la vie et tous les caractères humains en moments ou traits féminins et masculins, il faut bien qu'un groupe au moins y trouve un avantage) ? La masculinité est donc indissociable de la domination, et donc de la violence ; elle existe en elle-même comme justification des violences sur les femmes, et fait partie de ses causes (si elle n'en n'est pas la principale). S'il existe une fragilité de la masculinité, elle ne se situe certainement pas dans la violence : la violence est ce qui définit et nourrit cette masculinité, et les agressions contre les femmes ne sont non pas des effets d'une masculinité défaillante mais participent au contraire à renforcer celle-ci. J'ai le même souci avec l'expression "masculinité toxique", d'ailleurs : toxique, c'est-à-dire qui aurait un pendant "sain", c'est-à-dire moins violent, comme s'il était possible de se se débarrasser de la "toxicité" inhérente à la masculinité.

Qu'est-ce qu'un homme qui aurait une bonne masculinité ? Un homme plus doux ? Plus gentil ? Mais dans ce cas, pourquoi dire que c'est de la masculinité, pourquoi en faire une valeur spécifiquement masculine ? Pourquoi tient-on autant à séparer les tendances/attitudes/caractères de chacun (hors contexte d'analyse des rapports de domination évidemment, je parle dans le cas d'un idéal envisagé de société) ? En plus, il serait assez utile d'arrêter de réfléchir en termes de "gentils" et "méchants" : il s'agit de rapports de pouvoir, pas de traits de caractère.

Par ailleurs, on peut se demander à qui reviendrait la tâche de favoriser la Vraie Bonne Masculinité. Aux féministes, probablement, comme dans 90% des cas, or les féministes elles en ont marre parce qu'elles font le taff d'éducation des hommes H24, non seulement d'un point de vue politique mais aussi personnel dans leurs relations avec eux (il faut leur apprendre à être responsables, à savoir s'excuser décemment, à avoir de la considération pour les autres, enfin on reste dans le joyeux côté garde-chiourme qui fait partie de notre statut social, c'est super). La notion de fragilité sous-entend qu'il y a une prise en charge à faire, qu'il faut un peu les plaindre, les réparer, ces hommes "fragiles". Il faut leur redonner confiance en eux, les rassurer dans leur masculinité.

Ce qui m'amène à mon autre problème avec tout ça : la division entre bonne et mauvaise masculinité me rappelle très fortement certains discours masculinistes. L'une des principales thèses du mouvement masculiniste est qu'en réalité ce sont les femmes qui contrôlent le monde et qu'elles oppriment les hommes en... fragilisant leur masculinité (seule différence : ici on assume que cette masculinité doit être associée à la violence d'une manière ou d'une autre, et encore, pas dans tous les discours). Pour les mascus, les violences faites aux femmes sont justifiées par le fait qu'elles seraient responsables de cette détérioration de leur masculinité ; il y aurait en outre, là aussi, une bonne masculinité (on sait pas trop non plus ce que ça recouvre) et une version amoindrie de celle-ci.
Dans les cas qui nous intéressent, il ne s'agit a priori pas de culpabiliser les femmes. Cela dit,  la rhétorique d'une véritable masculinité, authentique, qui serait perdue et devrait être restaurée, est dangereuse, car elle permet de ne surtout pas s'interroger sur le fait que cette "véritable masculinité", dont j'ai tenté de montrer qu'elle ne pouvait être que violente, se porte on ne peut mieux actuellement.

Non parce qu'en vrai, vous trouvez pas que la masculinité est en super forme en ce moment ? Des atteintes graves au droit d'avortement en Pologne et des attaques contre lui en France, des mouvements fachos homophobes (la question de l'homosexualité étant bien évidemment liée à celle de la masculinité), des femmes incarcérées pour s'être défendues face à leur mari violent et dont la grâce prend des années, tous les viols qui ont eu lieu aujourd'hui, hier, l'an dernier, il y a cinq ans, le harcèlement quotidien, les inégalités salariales, la précarité des femmes, enfin je sais pas, c'est quoi tout ça, à part des manifestations visibles et abruptes des valeurs définies socialement comme masculines ? Ce contexte est un appui pour l'expression individuelle de la violence masculine. Comme le disait Virginie Despentes dans une interview cette semaine, un viol concerne tous les hommes, car c'est sur chaque viol que s'appuie leur pouvoir en tant que mecs. Sous-entendre que la masculinité de certains est fragile, c'est éviter de considérer tout ce qui fait au contraire la force terrible de cette masculinité (basée sur des millénaires d'exploitation des femmes, gardons-le en tête, pas sur deux ans de blagues reloues : pour la fragilité, on repassera).

Edit :
Des personnes viennent de me faire remarquer que la question se pose encore différemment pour les femmes masculines, je pense aux butchs notamment. Il manque en effet toute une réflexion là-dessus, je vais tâcher de chercher des ressources pour en parler parce que j'y ai pas encore trop réfléchi et j'ai peur de dire des conneries, stay tuned.

8 octobre 2016

La place des femmes dans la pratique de la musique irlandaise : résumé/traduction viteuf d'un article de Helen O'Shea

J'ai lu il y a quelques jours un excellent article de Helen O'Shea, Good man, Mary!’ Women musicians and the fraternity of Irish traditional music, sur la place des femmes dans le monde de la musique trad irlandaise, et je voulais en faire un résumé ici parce qu'il est très très intéressant. Helen O'Shea est ethnomusicologue et son travail porte principalement sur la musique irlandaise et notamment les enjeux d'écoute et d'apprentissage et la mise en relation de cette musique et de sa pratique avec les enjeux sociaux.
Note personnelle : Pour piger les enjeux de genre spécifiques à la pratique de la musique traditionnelle irlandaise (ITM), il faut comprendre comment fonctionne une session : c'est quand des musiciens se rassemblent plus ou moins spontanément, dans un lieu public ou non, et jouent ensemble des airs de danse, appris par cœur parmi le (très) large répertoire qui existe. Un-e musicien-ne de session connaît entre 200 et +1000 danses. Le principe c'est qu'une personne lance un air, repris par celleux qui le connaissent, et en fait se succéder de 2 à 4 (tout un art, la transition entre les danses, pour que ce soit joli entre les différents modes/tonalités, etc). Lancer un air demande de l'assurance : on exige tacitement du/de la musicien-ne qu'iel sache parfaitement le morceau, et on apprécie l'originalité des danses proposées (tout en faisant en sorte que plusieurs personnes puissent les jouer), la qualité des enchaînements, etc. Ça demande donc un certain répertoire, même si en théorie tout le monde peut lancer un air. En Irlande, un-e musicien-ne est souvent employé-e par le pub pour mener une session (= lancer les airs quand personne n'en n'a à proposer etc), qui s'organise alors hebdomadairement autour d'iel. Chose propre à l'Irlande aussi et qu'on n'observe pas en France, quand on est nouveau venu à une session, on entre avec son instrument et on attend en principe d'être invité à jouer par un-e des musicien-nes présent-e-s.

D'un côté, la session peut paraître un moment/lieu très égalitaire, avec l'idée de la communion musicale, fraternelle, spontanée. En fait, il s'y joue un tas de traductions tacites de mécanismes de domination selon ton âge, ton expérience, ta renommée, d'où tu viens, et ton genre. Comme le rappelle l'autrice au début de l'article, ça prend la forme de : qui va avoir les meilleures places (à savoir, celles où tu entendras le mieux et où tu seras le mieux entendu-e et donc suivie quand tu proposes une danse), qui va lancer majoritairement les morceaux, et sur qui va se caler le tempo général de la session (par exemple, si c'est un musicien expérimenté et qui kiffe jouer vite, et qu'on lui donne une place visible et audible, y a des chances pour que les morceaux soient pris à un tempo rapide, ce qui est pas toujours au goût ni à la capacité de tout le monde). Et là-dedans, "si ce ne sont pas toujours les plus vieux ou les plus doués des musiciens qui mènent les sessions, à de rares exceptions près ils sont des hommes."

Une première manifestation du pouvoir patriarcal au sein de la session/du monde de l'ITM : les répartitions genrées des instruments joués. Déjà, comme dans beaucoup de cultures, les femmes sont bien plus souvent chanteuses qu'instrumentistes (le chant est associé aux qualités supposées féminines de douceur, de don de soi aux autres en passant par le corps, avec une sexualisation implicite du rapport auditeur/chanteuse) [dans la musique irlandaise, les musicians sont ceux qui jouent d'un instrument, distingués des singers].
Au XIXe siècle, quand elles étaient instrumentistes, les femmes jouaient surtout du concertina ou de la harpe (à partir du moment où celle-ci a été appropriée par les femmes de l'aristocratie, après avoir été jouée exclusivement par des hommes depuis l'Antiquité). Le concertina, un petit accordéon au son plus faible que l'accordéon (box) utilisé majoritairement par les hommes, qui se tient sur les genoux (les mouvements et la pose pour jouer sont donc très discrets) considéré comme bon marché et facile à jouer, et la harpe, instrument complètement inaudible en session. Étaient réservés aux hommes le violon, la flûte et la cornemuse (uilleann pipes), instruments chers, complexes à fabriquer et à apprendre, sonores, et nobles (surtout la cornemuse, historiquement un instrument de Cour et considéré comme le seul instrument proprement irlandais). Encore aujourd'hui, certains instruments restent largement joués par les hommes : la cornemuse, mais aussi les instruments rythmiques (guitare, bodhran (tambour), bouzouki) qui sont entendus dans quasi tous les morceaux et donnent l'impulsion rythmique de la session.

Aux XIXe et XXe siècles


Dans le monde de la musique irlandaise, encore aujourd'hui, à quelques exceptions près, les stars du genre sont des hommes. Les groupes qui se forment sont largement masculins, et dans les groupes mixtes, les femmes sont presque toujours chanteuses. Les femmes n'étant pas perçues comme aptes à mener (quoi que ce soit, a fortiori une session), elles sont rarement employées par les bars comme leaders titulaires. L'exclusion des femmes des pubs était de toute façon quasi-totale (quasi = à part des femmes souvent déjà marginalisées) jusqu'aux années 60. Les femmes étaient donc réduites, dans la première moitié du XXe siècle, à jouer dans les sessions organisées chez des particuliers (et encore, ça, c'était avant les années 40, avant le déclin de ces fêtes domestiques et l'émergence des bals publics animés par des céilí bands (groupes de bal)). Une fois mariées surtout, les femmes restaient chez elles : l'extérieur est le domaine des hommes.
A Londres dans les années 50-60, on assiste à une multiplication des sessions organisées dans les pubs, mais à part les fiddlers (violonistes) Julia Clifford et Lucy Farr, les femmes en sont exclues. Et, alors que les hommes forment des groupes soudés, qui se soutiennent mutuellement dans leur pratique musicale, ont tout le loisir de multiplier les expériences ensemble, donc acquièrent du répertoire et du style, donc de la réputation, les femmes, au moins jusqu'aux années 70, n'avaient ni les moyens ni l'opportunité de voyager pour rencontrer d'autres musiciens, intégrer des groupes, se présenter aux fleadh cheoil (compétitions nationales ou locales, assez essentielles pour se faire un nom). Un cadre a pu faire émerger pas mal de femmes depuis les années 50 dans le contexte du grand revival de la musique irlandaise : l'organisation irlandaise de musique Comhaltas Ceoltóirı́ Eireann (CCÉ), de qui dépendent les fleadhs. Mais souvent, bien que le stigmate de la femme mariée au pub soit moins fort aujourd'hui, les responsabilités domestiques les tiennent à l'écart de la session, et dans le cas des jeunes filles, leurs obligations sociales les écartent de la pratique musicale intensive nécessaire à la formation de tout-e musicien-ne.

Les femmes aujourd'hui dans l'espace masculin de la session


Dans l'esprit collectif, le monde du travail est celui des hommes, le monde domestique celui des femmes, et entre les deux, le pub est une sorte de troisième espace, à mi-chemin, qui permet aux hommes de décompresser de la dureté du travail sans être non plus dans le lieu de contrainte (mise en place par leur femme et leurs enfants, évidemment) de la maison. Du coup, les femmes au pub, qui se joignent explicitement au loisir traditionnellement réservé aux hommes (la session), sont quelque part vues comme gâchant ce moment de détente spécifiquement masculin [où peuvent-elles se détendre, elles, eh bien... aha. C'était une blague.] Une femme au bar est toujours illégitime. On leur donne une place dans cet environnement si elles ont un mentor masculin (qui joue depuis longtemps dans la session par exemple) ou bien si elles finissent par être vues "comme des hommes" par le rôle qu'elles prennent [i.e. elles ne peuvent pas être réellement des femmes si elles sont manifestement aussi bonnes que les hommes à ce qu'elles font, il faut les faire rentrer dans une catégorie autre que la féminité]. En-dehors de ces situations, comme les femmes sont rarement leadeuses de sessions, elles tendent à être reléguées aux places où elles entendent moins bien et où on les entendra moins (où on reprendra donc moins les airs qu'elles proposent), sur les marges de la session.

Par ailleurs, si les femmes sont aujourd'hui moins explicitement malvenues au pub et y boivent à peu près comme les hommes, une femme qui boit en session est mal vue et devient par ce simple fait une proie (agressions verbales ou gestes déplacés) aux yeux des hommes présents.  Comme on peut s'y attendre, ce comportement est non seulement vu comme normal mais valorisé pour les hommes ("ça fait partie du jeu/de l'ambiance"). Malgré tout, beaucoup de musiciennes interrogées par O'Shea ont très peur de paraître "anti-hommes" en dénonçant le comportement de leurs confrères et l'inconfort qu'elles ressentent dans le monde de mecs qu'est le pub/la session.

Certaines femmes mettent en place des stratégies pour pallier ce rejet plus ou moins implicite selon les cas. L'autrice prend l'exemple d'un groupe de musiciennes de Galway qui, lassé de cette atmosphère virile, a commencé à organiser ses propres sessions. Mais très vite [spéciale dédicace à toutes les meufs qui ont voulu faire des initiatives plus ou moins en non-mixité, c'est tellement caricatural omg] des mecs y sont entrés, s'y sont assis sans même se présenter ni attendre qu'on les invite, et ont fini par dominer les soirées. Alors elles ont organisé des kitchen sessions, chaque semaine chez l'une d'entre elles, avec un bon thé et une ambiance de confiance pour apprendre des airs et construire un répertoire, ce qui leur a donné plus de confiance en elles pour, ensuite, aller en session ordinaire par petits groupes de 2 ou 3 (la session ayant généralement lieu tard le soir, survivre à la rue la nuit est encore un point qui différencie hommes et femmes dans leur rapport à ce loisir).

O'Shea prend le cas d'une employée leadeuse de session, violoniste, dans le comté du Clare, pour parler des manières dont les femmes négocient leur place dans l'espace de la session. Même dans la position du leader salarié, Anna explique ressentir son lieu de travail comme oppressant : d'une part parce qu'elle est payée 25% de moins que ses collègues hommes, mais aussi parce que c'est un endroit où elle doit lutter pour éviter du harcèlement. Être le centre de l'attention par son statut engendre du harcèlement de la part des hommes, et des remarques des femmes auditrices de la session qui sous-entendent une supposée putasserie de sa part. Alors Anna doit jouer à la gentille fille : ne pas sourire, ne pas avoir de contact visuel avec quiconque, accepter le regard de l'audience sans elle-même regarder son public, et limiter ses gestes lorsqu'elle joue (mouvements des bras au violon, battement des pieds qui font partie du jeu en musique irlandaise) : "maintenant je ne peux pas juste jouer, il y a toutes ces autres choses entre moi et la musique", tout ce à quoi elle doit faire attention sous peine d'être mal vue. En fait, fait remarquer l'autrice, dans la session comme ailleurs, le masculin est la norme, le féminin est l'Autre, qui doit s'adapter à la norme. Dans le cas d'Anna, elle n'était pas la cible de remarques désobligeantes uniquement parce qu'elle était "une fille qui fait un job de mec" mais aussi parce qu'elle ne performait pas la féminité d'une manière attendue des hommes (donc acceptable), jusqu'à ce qu'elle finisse par limiter l'espace qu'elle prenait dans la session.
Ce genre de limitations du corps des femmes se retrouve aussi dans la danse (O'Shea se réfère aux spectacles bien connus Lord of the Dance et Riverdance), mais les divisions patriarcales ont été bien plus contestées dans des domaines plus visuels de la culture irlandaise que dans la musique, où ces répartitions genrées des rôles sont bien plus tacites.

Le discours genré du nationalisme irlandais


En Irlande, un regard particulier est porté sur les étrangers dans les sessions. On s'en méfie généralement, on les "teste", car ils ne disposent pas du capital culturel qui leur attirerait respect et reconnaissance, mais aussi ne possèdent pas l'habitus musical nécessaire, les réflexes inconscients appris depuis l'enfance, internalisés et reconnus comme "locaux" par les autres musiciens. [D'ailleurs le fait de mettre les femmes à l'écart est déjà cohérent avec la mise des étrangers à l'écart, si l'on pense les femmes comme Autres, comme O'Shea le rappelait plus haut.]
La place de la musique dans l'imaginaire nationaliste irlandais fait partie des facteurs d'explication de ce double rejet (c'est la partie la plus intéressante de l'article). Le canon de la musique traditionnelle jouée actuellement s'est construit au XIXe siècle et au début du XXe siècle, et il n'est donc pas surprenant que l'ensemble des pratiques et du répertoire soit compris comme devant refléter une identité musicale proprement irlandaise.

Le discours nationaliste présente la nation et la musique comme féminines, les patriotes et les musiciens comme masculins. Après l'invasion de l'Irlande par l'Angleterre, les représentations symboliques du pays le mettent en scène d'abord comme une vierge vulnérable violée par l'envahisseur, puis, avec la prise d'importance du nationalisme, comme une mère qui doit être défendue contre la domination coloniale. De l'autre côté, le discours colonial représentait lui aussi l'Irlande comme une faible femme devant la masculinité supérieure de l'Anglais teutonique.
Donc, les patriotes irlandais se voyaient comme virils physiquement et intellectuellement, héritiers de la Race Gaélique aux qualités tout à fait masculines, protégeant coûte que coûte le corps (le territoire) et l'âme (la culture) de la nation, féminine. La personnification de l'Irlande en femme a servi deux buts idéologiques distincts : appliqué par les hommes irlandais, il a renforcé l'assignation des femmes à un rôle passif et de pureté ; appliqué par les Anglais, il a servi au perpétuel rabaissement du peuple irlandais par un stéréotype débilitant (Elizabeth Butler Cullingford).
Une identité nationale irlandaise "active, indépendante et masculine" a été construite contre cette image "passive, organique et maternelle" du territoire et du paysage rural irlandais lui-même. L'association nation/féminité a, selon Cullingford, conduit les nationalistes irlandais à devenir "hyper-masculins" et à demander aux femmes irlandaise une "hyper-féminité" suivant les traits définis par la Constitution de 1937. Si la nation est féminine, son peuple est donc masculin.

Après l'indépendance, ces stéréotypes genrés ont également été les qualités attribuées au citoyen idéal. Des siècles de chansons, peintures, textes pédagogiques, discours politiques, ont forgé des délimitations étroites du masculin et du féminin dans la société irlandaise. L'exclusion politique des femmes a d'ailleurs été de plus en plus forte au sein du mouvement nationaliste au fil de son histoire, ce que O'Shea attribue au mécanisme observé dans d'autres situations de colonisation, selon lequel les populations colonisées, dans leur dynamique de libération, imitent des structures oppressives du colonisateur, souvent par l'exclusion d'un autre groupe marginal, notamment les femmes.

Musique et nationalisme irlandais


A l'époque coloniale, la musique irlandaise représentait dans les discours britanniques la construction féminine du tempérament irlandais et son infériorité symbolique. Pour passer d'un mouvement culturel indépendantiste à un mouvement politique de plus en plus militarisé, il a fallu pour les nationalistes se débarrasser des genres musicaux perçus comme féminins (chansons sentimentales, airs lents joués à la harpe ou au piano) pour valoriser les chansons aux rythmes martiaux exhortant les patriotes au combat viril. Dans l'institutionnalisation de l'ITM post-indépendance, qui passait par la radio et l'organisation CCÉ, les marches et ballades patriotes, mais aussi la musique de danse constituée peu à peu sous le terme d'Irish Traditional Music, qui est bien une entité construite, étaient le principal répertoire.
Cette assimilation de la musique irlandaise à un discours viriliste et invisibilisant pour les femmes est évident aujourd'hui dans toute la communication autour des événements liés à l'ITM et dans les livres sur le sujet : le musicien-type est toujours un homme.

Alors que les Irlandais dans l'absolu ont pu être associés à la féminité, le peuple irlandais, sa diaspora surtout, est très masculinisé dans sa représentation, et cela a son importance pour comprendre la place des femmes dans les sessions : c'est dans le contexte d'une diaspora masculine que la session se développe comme activité réservée aux hommes. La musique de danse "vigoureusement masculine" (dixit le compositeur très connu en Irlande Seán Ó Riada), opposée au "style féminin dégoulinant" de la harpe moderne, est accaparée par les émigrants, dans une dynamique dissociée de la danse elle-même, et entre hommes.
Parallèlement, la performance de cette musique collectivement dans les pubs est l'occasion d'une analogie mentale avec l'idéal de la nation comme communauté. Les femmes auditrices, plus encore musiciennes, perturbent alors la mise en scène (performance) de l'identité irlandaise, puisque le patriote Irlandais, l'émigrant Irlandais et l'Irish Traditional Music sont perçus comme masculins (et hétérosexuels, évidemment ; les musiciens gays restent sans exception dans le placard encore aujourd'hui).


La pratique de la musique irlandaise s'insère donc totalement dans une constellation de discours genrés, qui ont des sources historiques à travers la place accordée aux femmes par les nationalistes irlandais, et celle qui leur était accordée en général dans les lieux de rassemblement et de détente qu'étaient les pubs. Les musiciennes en session perturbent en outre les représentations patriarcales de la musique, de l'espace et de la nationalité, et sont donc non-seulement sous-représentées mais aussi contraintes à la limitation de leur corps, de l'espace qu'elles prennent physiquement et musicalement, par les attitudes des hommes.