19 avril 2016

Last Night's Fun

Les sessions de musique irlandaise de Paris. Trois ans que je veux y aller en n'osant pas, et puis là, enfin, depuis quelques semaines. C'est devenu une habitude, déjà, et un manque quand je ne peux pas y participer. Le samedi soir, attendre presque la nuit pour partir, une boule d'anxiété et d'impatience dans le ventre, dans le métro penser au bar minuscule, à la vingtaine d'hommes qui sont là souvent devant le comptoir regardant le football et qui crient des encouragements aux joueurs et qui forment une horde compacte que je vais devoir traverser, penser à leurs remarques grasses sur ma taille ou mon âge (supposé d'après ma taille) en sous-entendant des choses auxquelles je ne veux pas penser, anticiper le "pardon, désolée, 'scusez-moi". Dehors, compter les rues jusqu'à celle où tu dois tourner à gauche et puis tout droit, penser déjà à la chaleur et la musique et l'oubli, mais est-ce que tu vas pouvoir jouer correctement ce soir, espérons qu'on ne soit pas trente musicien-ne-s comme la dernière fois la fois où tu avais eu ce sentiment de solitude qui serre la gorge, de ne rien pouvoir faire, de ne rien savoir avec tous ces gens qui jouent cette musique depuis dix, quinze, vingt ans et qui connaissent des centaines de danses de mémoire et toi au milieu qui ne sais pas jouer aussi vite aussi bien. Mon violon sur le dos, penser à quel point tout ça en vaut la peine.
Entrer, se frayer un passage, mettre en application le "pardon, désolée, 'scusez-moi", sourire en réponse au "bonsoir" du barman bourru noueux fin nerveux, "comme d'habitude la demoiselle", un demi de Guinness, oui, s'il-vous-plaît, espérer que ma gêne ne se lit pas trop dans ma voix, tout en étant certaine du contraire, attendre que la mousse se forme et que la bière devienne noire. Boire une gorgée pour pouvoir descendre prudemment les escaliers jusqu'à la salle en bas, là où il y a la musique. 

Pas encore trop de monde, le banjoïste, toujours à la même place qui parle fort avec un sourire chaleureux trop grand pour son grand visage comme s'il mangeait les choses, un violoniste la soixantaine, une autre les cheveux courts celle qui vient à vélo, une femme cascade de cheveux noirs et son bodhrán, un flûtiste grisonnant et taciturne. Discussions et demandes de nouvelles, le banjoïste entame un reel que les violonistes reprennent, je ne connais pas ceux qui suivent non plus, demander les titres, noter consciencieusement, se promettre de les apprendre. Apprendre à être patiente, à ne pas se décourager de ne pas savoir, humilité qui me manque parfois. Et puis des jigs proposées par la violoniste, cette fois je peux les chantonner, je joue, un peu, je me trompe, ces mélodies ne sont que des souvenirs un peu vagues, apprises il y a longtemps, que je n'avais jamais vraiment jouées sans partition. Boire un peu pour se donner une contenance, en écoutant la suite, être attentive, se détendre, retrouver les sensations familières, oublier la frustration de ne pas pouvoir jouer et apprécier simplement le rythme continu, la danse qui roule comme une eau de rivière, la mélodie qui se perd dans des motifs pas toujours attendus, les variations, les ornements. Les pieds frappent le sol, impossible de refréner ça, partie intégrante de la musique, du rituel, des corps, prolongement de la mélodie ; les deux fiddles sont tranquilles la flûte douce et brouillonne le banjo sonore-éclatant, à l'image de son instrumentiste, le type qui parle tout le temps qui est allé partout et qui le raconte avec sa voix forte et qui fait toutes les traductions des titres de danses quand personne ne les demande mais qui met à l'aise.
D'autres musicien-ne-s arrivent, un deuxième bodhrán, un tin whistle, un quatrième violon. Du monde. Masse sonore. Introduction à l'euphorie. Petit à petit trouver sa place, en observant, contacts d'yeux, sourires, lancer des jigs, Banish Misfortune, The Killavil Jig, The Mist In The Glen, s'excuser de connaître surtout des standards mais au moins celles-ci j'en suis certaine, et puis sans s'y attendre attraper un reel rapide à la limite de l'intelligible, se perdre puis se raccrocher à l'assise rythmique, différente de quand on joue seule, se souvenir, parvenir pour la première fois à jouer d'oreille une polka, petite victoire. Les deux bodhráns ont des sons complètement différents l'un de l'autre, leurs joueurs des styles complètement différents l'un de l'autre, observer leur main qui se déplace doucement contre la membrane dans la caisse de résonance pour modifier la tension de la peau. Après chaque set, la satisfaction des instrumentistes d'avoir donné ça, être un peu fourbu-e-s, une gorgée de bière, causer un peu. Un autre reel, familier, rassurant, Last Night's Fun, et puis The Drunken Landlady, tes doigts savent mieux que toi où aller parce que tu les as trop joués, cette musique est joyeuse même en mineur et sa mélancolie réside dans les concentrations des musiciens, dans les yeux clos, les expressions sérieuses, abandonnées, la violoniste aux cheveux courts est belle, solide avec son air doux et triste, et on joue ensemble tous-te-s, ces danses qu'on tenait en secret en soi le reste du temps et puis que soudain on peut jouer en même temps que de parfait-e-s inconnu-e-s.