Grandir depuis ses 14 ans avec Twitter comme principal espace de rencontres amicales est une expérience partagée par pas mal de gens de ma génération, et depuis des années je me demande ce que cela me fait. Comment cela nous marque humainement d'interagir avec l'extérieur principalement au travers de ces médias à la structure si particulière.
Rencontrer les autres a toujours été une épreuve, je commence à peine à changer, par vagues inconstantes ces deux dernières années. Au travers de rencontres et de débats relativement intéressants (époque lointaine...), je me suis formée sur Twitter au féminisme en précisant mes affinités théoriques, j'ai rencontré d'autres anarchistes, j'ai connu des ressources politiques rigoureuses dont j'aurais probablement ignoré l'existence autrement (et j’aurais peut-être fini citoyenniste, lectrice de Madmoizelle ou fan de Pierre Rabhi, qui sait), et j'ai évité un isolement trop complet. J'ai peut-être aussi évité de me confronter à la complexité des interactions humaines, remplacées par des conversations ayant pour seuls sujets la politique et les petites haines quotidiennes.
Twitter a été pour moi, jusqu'il y a trois ou quatre ans encore, l'essentiel du monde hors de l'école et de la famille, le monde des réflexions et des rencontres dont tu ne fais plus part à tes parents parce que tu te radicalises un peu trop et que tu as besoin de construire ton propre prisme politique, ni à tes camarades de classe (car la classe était pour moi non un environnement où des amitiés se nouent, mais un lieu où il faut avant tout éviter de se faire martyriser et où les échanges qui existent oscillent entre ennui profond et lissage des mots par crainte de paraître indigne d’exister). C'était ma sphère personnelle, où je communiquais avec des gens qui partageaient mes centres d'intérêt — chose qui ne m'arrivait jamais IRL : à 15 ans, rencontrer des gens politisés sans avoir sous les yeux leur profil qui te détaille leurs occupations et leurs prises de position est à peu près impossible, surtout quand tu as du mal à aller vers les autres. Les gens politisés, quand tu as 15 ans, sont toujours plus âgés que toi, ne fréquentent donc pas les mêmes lieux, et n'envisagent pas de t'inclure dans leurs conversations pour faire ta connaissance. Twitter a atténué l'exclusion que je vivais IRL à la fois de la part des adultes et de la part de mes pairs.
Pourtant, les personnes que je rencontrais occasionnellement IRL ne devenaient jamais des amis pour lesquels j'étais émotionnellement disponible et en qui j'avais confiance. Je ressentais toujours une distance, je ne trouvais personne pour qui m'engager humainement, someone to care about, et j'avais d'ailleurs décidé que ce n'était pas pour moi, que faire l'effort était trop compliqué. Je ne suis même pas certaine d'avoir identifié comme tel ce manque d'ouverture aux autres à ce moment là : je le voyais dans ma timidité, bien sûr, mais pas dans la manière même que j’avais d’interagir avec le monde. Si je change cela ces derniers temps, ça ne vient certainement pas de Twitter, si ce n’est par l’envie de m’en éloigner.
Au bout de quelques années émaillées de disputes politico-affinitaires, qui t'affectent énormément au début, puis dont tu apprends à t'éloigner, tu commences à te poser des questions. Pourquoi est-ce que je me retrouve exclue si violemment de ce groupe sur un désaccord politique ? Est-ce que je connais vraiment ces gens ? Pourquoi est-ce que personne n'a proposé de me réconforter dans ces moments-là ? Est-ce qu'on compte vraiment les uns pour les autres ? Qu'est-ce qu'on attend les uns des autres ? Pourquoi est-ce que, malgré tous ces contacts, je me sens toujours fondamentalement seule ? Pourquoi est-ce que je ne parviens pas à trouver un équilibre entre mon goût de la solitude et mon besoin d'affections, de liens, d'attaches humaines ? Et pourquoi, pourquoi tout le monde sur ce réseau (sans parler de Tumblr…) a-t-il l'air de vivre la même anxiété sociale que moi ?
Les relations qu’on forme sur les réseaux sociaux ont une ambiguïté particulière. Tu finis par voir tous les paradoxes de ce système. Il est difficile de savoir véritablement ce que sont ces contacts, parce que les communications se font souvent sans adresse précise à qui que ce soit. à la cantonade, à ceux qui sont là mais aussi à ceux qui les liront plus tard la prochaine fois qu’ils se connecteront, à ceux qui se sentiront l’envie d’y réagir. La forme principale de communication, c’est les humeurs balancées dans le vide. Les liens réels sont par conséquent ténus, et tiennent essentiellement à l’enjeu de la réaction des autres (likes, retweets), qui est crucial. Bien, on s’est déjà marrées ensemble sur Twitter (souvent à propos de quelqu'un d'autre pour des conneries), on a partagé des memes et on s’est vues plusieurs fois IRL, mais… est-on vraiment amies ? Quel genre d’amies ? Est-ce qu’on pourrait s’inviter l’une et l’autre à passer des vacances ensemble ? Est-ce qu’on pourrait parler ouvertement de ce qui se passe dans nos vies sans avoir peur de faire chier l’autre, d’être trop ? Est-ce qu’on peut vraiment être là pour l’autre, en lui donnant de notre temps et de notre force émotionnelle ? Je suis en train d'essayer de faire cette place dans ma vie aux gens que j'ai rencontrés il y a plusieurs années déjà, et que je n'ai toujours pas l'impression de connaître suffisamment, vis-à-vis desquels je ne me suis pas assez impliquée émotionnellement pour avoir une relation significative. Et le mur invisible entre nous est à défaire petit à petit.
On finit par s’habituer à avoir des relations dans lesquelles on peut se permettre de ne pas être réellement engagé-e-s et où rentrer dans les sujets réellement personnels est gênant. La norme des réseaux sociaux, c’est que partager des détails personnels sur ta vie (ton chat, les trucs marrant qui te sont arrivés à la fac, ton ex qui t’envoie des messages nuls) est bien vu, jusqu’à ce que ça devienne trop profond. Quand je lis quelqu’un que je suis sur Twitter dire qu’iel est triste, c’est souvent quelqu’un que je connais-mais-pas-vraiment ; l’inviter pour boire un verre serait bizarre, ce serait « trop » compte tenu de notre niveau de proximité. Mais je l’aime bien, alors je vais juste envoyer des emojis-cœur et un câlin virtuel, avant de retourner à mes occupations habituelles. Les choses trop profondes sont embarrassantes.
Il n'est pas étonnant que ce soit via les réseaux sociaux que le terme de travail émotionnel, inventé dans une perspective sociologique pour qualifier une partie du travail demandé aux femmes dans les emplois de service, soit devenu un prétexte pour envisager toutes les relations humaines sous cet angle. A tel point que tu te retrouves à penser le soutien à tes amis/amoureux-ses, ou les manifestations d'empathie envers qui que ce soit, comme du travail émotionnel. Tout investissement émotionnel devient un fardeau, un service que tu rends aux autres et pour lequel tu attends d'être rémunéré-e d'une manière ou d'une autre, et la magie fait le reste en faisant passer ça pour une posture militante forte. On cherche une solution individuelle à un problème collectif, ce qui a pour effet très productif d’entériner le caractère marchand de chaque relation.
Évidemment, l'isolement et l'atomisation sociale ne sont pas des purs produits des réseaux sociaux capitalistes. Elles sont avant tout un effet du capitalisme néolibéral en général, qui atomise les groupes, les liens, et les catégories marginalisées connaissent la solitude pour d'autres raisons. Mais, précisément, particulièrement sur Twitter et Tumblr, la présence sur les réseaux sociaux est en partie liée aux situations de marginalité : on tombe dans un cercle vicieux où le capitalisme, la suprématie blanche et le patriarcat nous isolent les un-e-s des autres, et où, pour échapper à cette solitude, nous nous tournons vers des solutions qui ne font que nous rendre un peu plus seul-e-s et anxieux-se-s. Que personne ne vienne me parler d'introversion naturelle ou de configuration innée du cerveau qui nous empêche de rencontrer les méchants extravertis.
La pauvreté des connexions interpersonnelles sur Internet serait peut-être moins gênante si elle était liée à un réflexe de préservation de la vie privée, et si on arrivait à passer aisément d’un mode de relation à l’autre, de la relation superficielle en ligne à la relation profonde IRL, mais ce n’est pas le cas. Parce qu'en réalité, les gens partagent leurs émotions profondes. Sauf que le fonctionnement des sites est tel qu’au moment même où elles sont postées, elles se transforment en des “statuts” narcissiques que tes followers ne sont plus capable d’envisager comme conséquences d'émotions effectivement ressenties. Ce sont désormais des choses à « partager » (selon l’expression consacrée, mais on peut discuter de la pertinence de ce terme ici), constamment, à tout le monde et personne à la fois. Les mots de joie ou de tristesse, d'émerveillement ou de dégoût, perdent aussitôt leur intensité, ne sont plus perçus comme reliés intimement à la personne qui les poste et à son expérience complexe.
Le type de relations encouragé par la structure des réseaux sociaux capitalistes conduit ainsi à une terrible déshumanisation des autres, qui s’imisce même dans nos vies IRL. Le format de communication — messages courts, timeline de comptes variés qui n'adressent leurs messages à personne en particulier, existence sociale par les likes — t’encourage à traiter les autres comme des services consommables, ce qui est facilité par le fait de ne pas avoir les gens en face de toi. Tu finis par voir tes contacts sur Internet comme des gens dont l’unique fonction est de discuter avec toi et de te fournir du contenu auquel réagir. C'est pour ça qu'on reste. Pour le « contenu ». Comment, alors, sortir de cette relation de consommation quand, par exemple, les personnes ont réellement besoin d'aide ? Je n'ai jamais oublié les personnes rencontrées sur Twitter, puis à peine quelques fois IRL, qui ont été capables d'agir avec moi comme avec une personne quand j'ai exprimé de manière plus ou moins forte que j'allais mal. De m'appeler, de m'emmener boire un verre, de me dire « hey, tu es entourée, ça va aller, et je vais prendre un peu de mon temps pour le passer avec toi et t'aider à te relever ». Dans ces moments là, la relation d'« échange de contenu » a été brisée pour revenir à quelque chose de réel et d'humain.
Je dois aujourd’hui faire un travail constant sur moi-même pour cesser de me demander, après chaque conversation avec des amis IRL, si je n'ai pas été trop gênante. En partie parce que j'ai de toute façon peur du regard des autres, en partie parce que chaque maladresse sur les réseaux sociaux est sanctionnée, parfois de manière cruelle. Parfois, les cercles affinitaires sur Twitter trouvent même leur pertinence avant tout dans la déshumanisation des autres, dans le rejet ou la moquerie, c’est ce qui forme les liens. L'évaluation informelle des propos par les likes transforme les gens en entrepreneurs du tweet, évaluant la rentabilité de telle ou telle formulation avant de la poster, mais aussi jugeant et sanctionnant la qualité de celles des autres. Toute critique est visible et visibilisée, elle-même likée ou non, et il est donc parfois difficile de ne pas ressentir la critique comme un cataclysme quand on en est l'objet, si bienveillante soit-elle. Arrive aussi un moment où on se retrouve soi-même à dire des mesquineries à longueur de journée, à contrer des propos sans aucune nuance et sans tenir compte de qui les dit (une militante féministe qui dit un truc à côté de la plaque à un moment T sera rejetée tout aussi violemment qu'un mec de droite random), ou exposer les gens aux moqueries sans se préoccuper une seconde de l'impact de ces propos sur la personne en face. Dans ces moments-là je m’effraie ; je ferme mon ordinateur. L'aigreur est constamment alimentée, elle est même récompensée par quelques followers en plus, et avec elle le travail de déshumanisation qu'on effectue en nous-mêmes pour rendre tout ça acceptable.
Se joue aussi le refus de la complexité individuelle des « adversaires », ceux qui ne sont pas des nôtres (je ne parle pas de fachos, mais de ces mélanges de gens qu’on n’aime pas personnellement et de gens avec qui on n’est pas d’accord sur tout politiquement). Ce qui pose quand même question dans des milieux qui se veulent révolutionnaires. Dans ce contexte, beaucoup de gens en viennent à voir l’empathie comme une faiblesse — du moins à faire performance de cette attitude. Ça existait avant, bien sûr, mais je pense particulièrement aux cercles politisés sur Twitter, où j’ai été fortement investie à certains moments, et où manifester de la compréhension pour des gens avec qui « ton cercle » idéologico-affinitaire n’est pas d’accord est souvent un motif de soupçon, voire d’exclusion. Donc, soit la complexité humaine est consommable, soit elle est méprisable. On crée énormément de groupes d’appartenance qui éclatent en fait au moindre désaccord politique et/ou personnel, et il apparaît dans ces moments là que ces groupes ne font que créer de la solitude.
Alors on trouve des moyens d'éviter de se confronter à tout ça, à en se complaisant dans cette solitude (cf. les memes de fausse autodérision sur l'anxiété sociale), voire parfois en l'exaltant comme signe d'une particularité essentielle et valorisable (« je suis Haut QI et INTP, c'est ce que je suis, c'est mon identité et mon être profond, je ne peux pas le changer »). Cela n'a pour effet que de renforcer la peur : les autres, l'extérieur, « les extravertis » sont dépeints comme irréductiblement menaçants car différents de toi en tous points, eux aussi de manière irrémédiable. Pourtant, la complexité des relations devrait être apprivoisée comme quelque chose normal : vivre en humain implique d'interagir avec d'autres êtres doués d'intelligence et de sentiments tout aussi mêlés que les tiens, et chacun a un pouvoir sur l'autre (de faire du mal, mais aussi de guérir, ce qui est à la fois terrifiant et merveilleux).
Tumblr et Twitter sont des essaims d'introvertis hypersensibles en société, et je ne pense pas que ce soit un hasard. Je ne pense pas qu'ils soient vraiment des refuges neutres qui ne font que répondre à un besoin commun et fortuit. Est-ce qu'ils ne reproduisent pas quelque chose, voire le créent ?
Les réseaux sociaux m’ont permis de rencontrer des gens cools bien plus rapidement et bien plus à mon aise que si j’avais attendu de construire tout mon réseau IRL, et j’en ai eu crucialement besoin à des moments de ma vie où il m’était parfaitement impossible d’aller vers qui que ce soit. Mais la construction de relations adultes ne peut pas se faire en restant là-dedans, ça ne peut être qu’un début sur lequel bâtir d’autres choses, en s’éloignant du mode affectif distant et objectifiant imposé par le capitalisme. On se rend compte à un moment ou un autre que ces connexions ne sont pas vraies si elles ne se prolongent pas autrement ailleurs, et ne peuvent pas remplacer un réel travail d’empathie ni une réelle solidarité.
Je crois que je sais mieux m'impliquer émotionnellement avec les personnes que je rencontre et soutenir les gens que j’aime quand je me déconnecte un moment de Twitter. Je n’ai jamais reçu de soutien plus apaisant que de la part de gens qui avaient grandi hors de ça ou s’en étaient détachés d’une manière ou d’une autre. J'ai aussi l'impression que les gens qui ont trouvé un réel soulagement à la solitude avec tout ça sont ceux qui ont appris à forger des relations mûres hors de Twitter. Quand ils rencontrent des nouvelles personnes via Internet, ce qu'ils ont appris auparavant s'applique, et des échanges authentiques peuvent avoir lieu. Mais pour les jeunes adultes de mon âge, qui ont grandi largement enveloppés par cette forme de communication, tout est à apprendre. Twitter m'a évité trop d'isolement, mais ne m'a pas appris à en briser la charpente. Être sur Twitter ne m'a pas appris à m'engager humainement envers les personnes que je rencontre, et je ne peux développer et entretenir des relations adultes qu'en dehors de ce contexte.
C'est dans les espaces extérieurs aux réseaux sociaux, les moments amicaux IRL ou des conversations en ligne privées avec des personnes qui se connaissent aussi IRL et qui ont elles aussi envie de connaître les autres au-delà du simple dénominateur commun « féministes timides », qu'on peut construire autre chose. En faisant l'effort conscient de donner de l'espace à la complexité des autres, en faisant l'effort de l'empathie, en essayant d'appréhender la peur des relations collectivement. Il va nous falloir guérir de tout ça si on veut, à court terme, vivre nos vies de manière moins aliénée, moins anxieuse et moins déprimée, donner aux autres de manière beaucoup plus sensible et profonde, mais aussi, à long terme, construire une société révolutionnaire.
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